En France, l’élection présidentielle est déjà là. Alors que le pays se débat dans la gestion de la pandémie de Covid 19 (plus de 80 000 morts), alors que les enjeux de santé, d’éducation, d’économie, de climat… sont déterminants pour son avenir, l’islam et les musulmans sont convoqués de nouveau dans les débats.
Il y a de fortes chances qu’on retrouve ce thème pour une énième fois au centre des priorités politiques pendant de longs mois. Plusieurs indicateurs l’ont montré en ce mois de février. Récemment, le professeur d’un lycée de Trappes, en banlieue parisienne, à forte concentration d’immigrés, a martelé sur les plateaux de télévision et les radios que la ville était «perdue pour la République» et que l’islamisme avait définitivement gangrené la ville. Ses propos choquants pour des milliers d’habitants de Trappes ont exacerbé la stigmatisation des musulmans et relancé le débat sur leur prétendu projet d’invasion de la France.
Cette semaine encore, un projet de loi contre «le séparatisme» qui vise à conforter les valeurs républicaines a été adopté à l’Assemblée nationale. Il a fait la une de l’actualité. Un peu avant, un débat télévisé opposant le ministre de l’Intérieur, Darmanin, à Marine Le Pen, a viré au désastre et une fois de plus participé à la banalisation de l’idéologie du Rassemblement national.
Mais le plus surprenant est venu de la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Frédérique Vidal. Sur une chaîne de télévision de droite, elle a affirmé avoir demandé au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), un organisme public, une enquête sur l’«islamo-gauchisme» qui gangrènerait «la recherche académique dans des universités françaises». Son initiative a consterné à la fois les autorités du CNRS et les présidents d’université.
Bien que personne ne sache ce que ce vocable «islamo-gauchiste» signifie, il est clair que la ministre, devant des téléspectateurs de droite et d’extrême droite, a voulu donner un gage aux électeurs de Marine Le Pen. Au demeurant, ces sorties montrent clairement que les musulmans, les radicaux et les autres, vont servir de boucs émissaires dans l’élection à venir.
Aujourd’hui, la loi sur le «séparatisme» n’est pas une mauvaise loi. Il fallait la faire. Il ne faut pas oublier qu’un professeur, Samuel Paty, a été égorgé devant son établissement.
Le président de la République n’a pas réagi à ces médiocres et dangereux débats. Mais une chose est sûre: depuis près de quarante ans, la famille Le Pen réussit à semer les graines de son idéologie raciste, discriminatoire et antimusulmane. La manipulation des peurs liées à l’islam fonctionne si bien que ses idées ont infusé d’autres partis politiques, décomplexés.
Comme en 2017, Marine Le Pen sera certainement au second tour de l’élection présidentielle. C’est en tout cas ce que souhaitent Emmanuel Macron et une partie du gouvernement. Si c’est le cas, Marine Le Pen fera un score supérieur à celui de 2017. Elle ne gagnera pas, car les Français dans leur majorité ne sont pas disposés à la voir à l’Élysée. La progression se fait cependant lentement, mais sûrement.
Le terreau est fertile. Le spectre politique français actuel montre que la bataille contre le racisme a échoué depuis plus d’une génération. SOS Racisme, la Licra et des centaines d’associations qui font la promotion des valeurs républicaines n’ont pas renversé la tendance. Comme aux États-Unis. En 1968, Matin Luther King était assassiné, en 2008 Obama était élu président, mais cela n’empêche pas que, aujourd’hui encore, le racisme perdure dans ce grand pays comme l’indique le mouvement Black Lives Matter.
L’histoire est un éternel recommencement. En France, depuis 1975, la fin des Trente Glorieuses, quand les promesses de la prospérité économique et du bien-être ont fait long feu, les peurs se sont cristallisées partout. Les boucs émissaires comme les immigrés maghrébins/musulmans ont été poussés sur la scène politique, avec leurs enfants, et clairement désignés comme les responsables du «bruit et des odeurs», des polygames, des profiteurs de la sécu, des voleurs du travail des Français, maltraitant leurs femmes, irrespectueux de la laïcité… Cela fait trente ans que cela dure et que cela se répète à chaque élection.
Aujourd’hui, le mécanisme n’a guère changé. La question de l’islam, cette fois radical, censé faire une «OPA sur la République», est de nouveau recyclée… alors que la peur des musulmans est ancienne en France. Certes l’islamisme radical existe, mais ce n’est pas une nouveauté. Des islamistes, si loin de l’islam des Lumières (et du mathématicien Al-Khwarizmi que les Latins appelaient «Al-Gorithme» il y a mille ans…), des «illuminés» dirais-je, font dans les banlieues du prosélytisme et souhaitent substituer la loi coranique à la loi française. Ils sont une minorité. La police les surveille et les connaît.
Il faut espérer que cette loi permettra à l’avenir de débattre dans les établissements scolaires de ce qu’est l’esprit français, mais sans démagogie, ni abus de langage.
Mais il y a les autres, des millions, qui ne font jamais parler d’eux, qui ont pleinement trouvé leur place en France où ils sont nés. Par exemple, à Lyon, quelques amis ont trente ou quarante ans. Ils sont brillants et bien installés avec leurs familles. Il est frappant de constater que leur socle identitaire repose sur l’islam. Quand vous demandez qui ils sont, ils ne répondent pas «Français», mais d’abord «musulmans». Ils sont loin d’être des fanatiques, mais, pour eux, Dieu est la première pierre de leur construction identitaire. Intime et personnelle. Ils ne font aucun prosélytisme.
Plus la société française stigmatise les musulmans dans les débats publics, plus les jeunes se tourneront vers l’islam par défi… Il faut dire que la ghettoïsation n’a cessé de croître entre les centres-villes et les cités de banlieues depuis des années. Le «séparatisme géographique» s’est aggravé, alors même qu’on a injecté des milliards d’euros. C’est cette fracture géographique qui a engendré «l’ethnicisation» progressive de certains quartiers, la vie entre soi, entre semblables, puis le problème religieux.
Aujourd’hui, la loi sur le «séparatisme» n’est pas une mauvaise loi. Il fallait la faire. Il ne faut pas oublier qu’un professeur, Samuel Paty, a été égorgé devant son établissement. Cette loi qui fait suite à cette horreur doit «conforter les valeurs républicaines», sinon «exiger» leur application sur l’ensemble du territoire. Tout le monde a compris qu’elle concerne l’islam sans le dire. Elle renforce le contrôle sur les mosquées, la propagation des discours sectaires, haineux, mais elle voudrait, au fond, que chez les musulmans de France les plus conservateurs, les filles soient traitées à égalité avec les garçons, qu’elles aillent à l’école, à la piscine avec la classe, qu’elles soient libres d’épouser qui elles veulent… En somme, faire comprendre que la liberté du citoyen est une valeur canonique de la France!
Il faut espérer que cette loi permettra à l’avenir de débattre dans les établissements scolaires de ce qu’est l’esprit français, mais sans démagogie, ni abus de langage. Aujourd’hui, les musulmans se demandent: «Pourquoi nous agresse-t-on depuis 1989, l’année de l’affaire du voile à Creil? Pourquoi, n’arrête-t-on pas de nous harceler en faisant de nous des envahisseurs, des gens réfractaires aux valeurs républicaines alors que nous ne demandons que l’égalité des chances et de traitement?» Ils veulent que les principes de la méritocratie leur soient pleinement appliqués. Comme moi, ils aiment la France parce que c’est un pays de liberté! Ils tiennent à leur liberté de conscience et de culte. Leurs valeurs ne sont gangrenées par aucun groupe radicalisé et ne le seront jamais.
Plus la société française stigmatise les musulmans dans les débats publics, plus les jeunes se tourneront vers l’islam par défi…
C’est cela que je voudrais faire comprendre à l’opinion publique française: les musulmans sont divisés. Ils se sont même entendus pour ne jamais s’entendre! D’ailleurs, 90 % des victimes du terrorisme islamiste dans le monde sont des musulmans. Des «frères»… Leur invasion de la société française est pur fantasme électoral. Il n’empêche qu’il faut continuer à propager les valeurs françaises dans les familles et faire respecter la loi. Tant de gens ne comprennent même pas le sens du mot «laïcité», la séparation de l’Église et de l’État, l’athéisme, ne font pas la différence entre islamiste et islamique…
Par ailleurs, le meurtre du professeur Samuel Paty pose la question de la haine sur Internet. Qui étaient ces musulmans qui ont fait courir l’information sur les réseaux sociaux que l’enseignant était un blasphémateur, antimusulman, et qui ont provoqué une telle avalanche de haine qu’un type, un Tchétchène d’à peine vingt ans, en est venu à égorger un professeur devant son lycée? C’est là qu’il faut punir les propagateurs de haine. Sévèrement. On voit bien combien ce phénomène d’amplification de la folie sur Internet, de la rumeur, heurte les émotions grégaires des gens. La loi sur le «séparatisme» s’attache à ce volet et c’est très bien.
En Europe, terre d’immigration, le chemin pour arriver à vivre ensemble est fastidieux, semé d’embûches, et sans fin. Ensemble, nous devons faire en sorte que les valeurs républicaines, l’égalité, le travail, la méritocratie, l’éducation, le respect des filles infusent peu à peu les familles… Chez les musulmans comme chez les autres. À l’approche de l’élection présidentielle, l’islam ne doit pas revenir au centre des débats. Le vocable «égalité des chances» s’est durablement installé en politique et il a été à maintes reprises utilisé par le président. La France en a besoin. Promouvoir l’égalité des chances contrebalance l’arsenal juridique de contrôle de la nouvelle loi contre le séparatisme.
En France, des millions de gens, de toutes confessions, œuvrent au quotidien pour une société plus juste et inclusive. Le président est aussi sensible à l’idée de la promotion de la diversité, ne serait-ce que par une discrimination positive. Globalement, à l’Assemblée nationale, comme dans les mairies, il y a de plus en plus d’hommes et de femmes de la diversité. La France est sur la bonne voie de ce point de vue. Mais il faut aller plus loin: instaurer le vote obligatoire. À Trappes, aux dernières élections municipales, où a été élu Ali Rabeh, l’abstention a été de 63 %.
Azouz Begag est écrivain et ancien ministre (2005-2007), chercheur en économie et sociologie. Il est chargé de recherche du CNRS.
Twitter: @AzouzBegag
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