Submersion migratoire : la France navigue en eaux troubles

La ministre française de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche, Elisabeth Borne (à droite), et le ministre français de l'outre-mer, Manuel Valls (à gauche), visitent un collège à Chiconi, sur le territoire français de Mayotte dans l'océan Indien, le 31 janvier 2025. (AFP)
La ministre française de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche, Elisabeth Borne (à droite), et le ministre français de l'outre-mer, Manuel Valls (à gauche), visitent un collège à Chiconi, sur le territoire français de Mayotte dans l'océan Indien, le 31 janvier 2025. (AFP)
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Publié le Samedi 15 février 2025

Submersion migratoire : la France navigue en eaux troubles

Submersion migratoire : la France navigue en eaux troubles
  • En 2025, le vocable de «submersion» défendu par François Bayrou s’inscrit dans la droite ligne de cette montée des eaux troubles et nauséabondes
  • Les démocraties sont au milieu du gué, alors que les eaux continuent de monter et les digues de sauter

J’ai été proche de lui, il y a plusieurs années, quand, ayant démissionné de mon ministère de l’Égalité des chances, j’avais adhéré au Mouvement démocrate, Modem, qu’il dirigeait. François Bayrou est aujourd’hui Premier ministre du gouvernement. Depuis deux mois. L’homme est loin d’être raciste. Mesuré, ce centriste, catholique, du Béarn, est sensible aux thèmes de l’humanisme, de la fraternité et de la diversité, dont il avait fait une force lors de précédentes élections. Cet homme de lettres, enseignant, ancien ministre de l’Éducation nationale connait l’écho des mots. Il n’a pas oublié la fameuse phrase du Nobel de littérature Albert Camus: «Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde.»

Alors que s’est-il passé dans sa tête le 27 janvier dernier en déclarant que la France approchait d’un «sentiment de submersion» migratoire à Mayotte «et ce n’est pas le seul endroit de France». Stupeur à l’Assemblée. Tancé par les députés de gauche, il a répété le mot et suscité une fronde contre lui. Ce jour-là, clairement, le chef du gouvernement a mal nommé les choses et ajouté au malheur de la France. Ce n’était pas le moment. Submersion est un sale mot. Il signifie: fait d’être submergé, recouvert entièrement par les eaux lors d’une inondation. Comme l’appliquer à des êtres humains?

D’autant que l’expression «submersion migratoire» est connotée extrême-droite. C’est Jean-Marie Le Pen qui l’a installée dans le débat public en 1989, lors d’un échange télévisé célèbre. Le mot déshumanise l’Autre, l’étranger. Pour cette faculté, il a montré son efficacité. C’est pourquoi il est devenu mot-clef au RN, martelé dans les médias, alors que c’est un mensonge, car parmi les pays de l’OCDE, la France a l’un des plus faibles taux d’entrée de migrants.

On peine à croire que c’est lui que le Premier ministre s’est réapproprié. À bon escient? oui… le mot de submersion est celui qui est le plus adapté. Parce que tout un pays, (…) toute une communauté de départements français est confrontée à des vagues d’immigration illégale telles qu’elles atteignent 25% de la population… Ce ne sont pas les mots qui sont choquants, ce sont les réalités.

La veille,  il avait estimé «… que les apports étrangers sont positifs pour un peuple, à condition qu’ils ne dépassent pas une [certaine] proportion». «Mais, dès l’instant que vous avez le sentiment d’une submersion, de ne plus reconnaître votre pays, les modes de vie ou la culture, dès cet instant-là vous avez rejet.» On ne reconnaît plus le démocrate qui, en 2007, fustigeait Nicolas Sarkozy candidat à l’Élysée, qui avilissait la langue française et promettait de «karchériser les racailles des banlieues», faisant de l’immigration et de l’identité française son atout majeur pour la conquête du pouvoir, espérant siphonner l’électorat du Front national avec ses slogans populistes: «Immigration choisie, non subie», «la France tu l’aimes ou tu la quittes», débat sur l’islam et la République, etc.Bien d’autres l’avaient précédé depuis une génération.

En 1991, par exemple, un ministre de l’Intérieur de droite, Michel Poniatowski, avertissait sans ambages dans son essai Que survive la France: «Après la seconde guerre mondiale est apparue une autre immigration bien différente: maghrébine et musulmane, puis turque et d’Afrique noire. Elle a pris le relais de l’immigration européenne. Nombreuse, elle est venue le plus souvent illégalement. Elle est très difficile à assimiler, contrairement à l’immigration européenne, car elle est profondément différente de culture, de civilisation et de religion, et son utilité économique n’est pas évidente… cette invasion, en effet prévisible, doit être rejetée, il y va de notre propre survie.»

En 2011, Claude Guéant, ministre de l’Intérieur du président Sarkozy, déclarait: «Les Français, à force d'immigration incontrôlée, ont parfois le sentiment de ne plus être chez eux, ou bien de voir des pratiques qui s'imposent à eux et qui ne correspondent pas aux règles de notre vie sociale… En 1905, il y avait très peu de musulmans en France, aujourd'hui il y en a entre 5 et 10 millions… Cet accroissement du nombre de fidèles et un certain nombre de comportements posent problème…»

Que dit le centriste François Bayrou en 2025: «Que trente familles s’installent, et le village se sent menacé. Le désir, après tout respectable, de se sentir chez soi est mis à mal.» L’action politique transforme les hommes et les femmes, leurs convictions, leurs mots et leurs cerveaux. L’histoire en est truffée d’exemples. Puisque la gauche a été offusquée par le mot «submersion» de Bayrou, les acteurs politiques de droite n’ont pas tardé à rappeler qu’en 1989, le président socialiste François Mitterrand avait dit: «En matière d’immigration, nous avons franchi ‘le seuil de tolérance’, alors on ne va pas nous donner des leçons de sémantique et des leçons de morale.» Ils ont raison. Déjà, ces mots exprimaient un durcissement du discours de gauche sur l’immigration, accusé par la droite d’angélisme, de laxisme à l’égard des immigrés.

Le Premier ministre d’alors, Michel Rocard, avait confié: «La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde.» Sa phrase restera dans les annales. Il la répétera longtemps et souvent, comme Bayrou aujourd’hui. Ma génération d’enfants d’immigrés maghrébins n’a pas oublié le message déroutant qui semblait être adressé à nous et nos parents. Par la suite, Mitterrand opérera quelques rétropédalages en affirmant que sous sa présidence, le nombre de migrants était constant, histoire de relativiser les irritations d’une opinion publique chauffée par des campagnes anti-immigrés. Il voulait ainsi répondre à ceux qui pratiquaient le racisme et l’exclusion et accusaient le gouvernement d’être complètement débordé par le flux migratoire qui arrivait de toutes frontières. La fameuse «invasion», utilisée récemment par Donald Trump contre Joe Biden.

En 1989, le chef d’État socialiste regrettait d’avoir utilisé «le seuil de tolérance», dont il récusait le contenu. Il faut dire que l’époque était tourmentée. Après la Marche contre le racisme et pour l’égalité de 1983, les attentats terroristes qui ensuite ensanglantèrent Paris dès 1986 alimentèrent une grande confusion entre les bouleversements en Iran, en Irak, en Syrie, au Liban, et l’origine maghrébo-arabo-musulmane des jeunes des cités de banlieue, source d’inquiétude pour les Français. Les peurs étaient envahissantes.

En 1989, les banlieues de France vivaient un traitement médiatico-politique sordide. L’affaire des «foulards islamiques» portés par trois jeunes collégiennes marocaines de Creil, suivie de celle des Versets sataniques de l’écrivain Salman Rushdie et la fatwa contre lui, allaient télescoper l’islam et l’identité française. La confrontation aura des conséquences irréversibles.

A l’évidence, en 1989 déjà, l’usage par Mitterrand du  «seuil de tolérance» attestait la pression politique exercée par le FN pour faire passer sa sémantique anti-immigration. L’agenda de l’extrême-droite irriguait déjà le débat. Même la gauche était «mouillée», pour ainsi dire. Le Pen remportait la bataille de l’irrigation sémantique. Et même la guerre, à en juger par un autre discours, en 1991, sur les étrangers qui marquera l’histoire politique républicaine: celui de Jacques Chirac, un autre humaniste, alors Président du RPR et maire de Paris.

À Orléans, il lançait devant 1 300 personnes: «Notre problème, ce n’est pas les étrangers, c’est qu’il y a overdose. C’est peut-être vrai qu’il n’y a pas plus d’étrangers qu’avant la guerre, mais ce n’est pas les mêmes et ça fait une différence. Il est certain que d’avoir des Espagnols, des Polonais et des Portugais travaillant chez nous, ça pose moins de problèmes que d’avoir des musulmans et des Noirs […] Comment voulez-vous que le travailleur français qui habite la Goutte d’or… qui travaille avec sa femme et qui, ensemble, gagnent environ 15.000 francs, et qui voit sur le palier à côté de son HLM, entassée, une famille avec un père de famille, trois ou quatre épouses, et une vingtaine de gosses, et qui gagnent 50.000 francs de prestations sociales, sans naturellement travailler!

Si vous ajoutez à cela le bruit et l’odeur, eh bien le travailleur français sur le palier devient fou. Et il faut le comprendre, si vous y étiez, vous auriez la même réaction. Et ce n’est pas être raciste que de dire cela. Nous n’avons plus les moyens d’honorer le regroupement familial, et il faut enfin ouvrir le grand débat qui s’impose dans notre pays, qui est un vrai débat moral, pour savoir s’il est naturel que les étrangers puissent bénéficier, au même titre que les Français, d’une solidarité nationale à laquelle ils ne participent pas puisqu’ils ne paient pas d’impôts! Il faut que ceux qui nous gouvernent prennent conscience qu’il y a un problème d’immigration, et que si on ne le traite pas et, les socialistes étant ce qu’ils sont, ils ne le traiteront que sous la pression de l’opinion publique, les choses empireront au profit de ceux qui sont les plus extrémistes…». Un cas d’école. Voilà la «submersion» que subissait à cette époque la droite républicaine, inondée par l’idéologie du FN.

Aujourd’hui, ses harangues présentant le modèle social de la France comme une «pompe aspirante» pour l’immigration, n’a pas varié. L’escroquerie intellectuelle fonctionne. Elle est huilée, rôdée. Pourquoi? Par sa capacité à déshumaniser les migrants. «L’immigration» devient une chose, un mouvement, une masse. Elle relève de la physique des corps solides. Comme neutre sur le plan humain. Elle cesse d’être faite de femmes et d’hommes, de chair et d’os, qui quittent leur pays à la recherche d’un avenir meilleur, risquant leur vie sur des zodiaques surchargés avec leurs enfants, subissant les outrages et violences des passeurs, acceptant des travaux dont les locaux ne veulent pas… Ils deviennent des hordes, des envahisseurs, une «overdose», une «cinquième colonne». Leur but: profiter d’un pays à la générosité et l’hospitalité connues dans le monde entier. Le saigner. Le ruiner.

Cette construction idéologique produite contre les migrants puise ses fondations dans les colères sociales des pays «d’accueil». Elle est fécondée par la crainte du déclassement. C’est eux contre nous. Le discours de Jacques Chirac le montrait bien. La jalousie sociale en est le cœur et le réacteur depuis plus de quarante ans, souvent à propos des musulmans, il faut le dire, accusés d’être polygames, «avec une vingtaine de gosses», profiteurs des allocations sociales, fainéants, sales et bruyants, violents, agressant le «travailleur français» qui ne s’y retrouve plus sur «son palier», etc.

À propos d’eux, on entend depuis des décennies la même rengaine: «Pourquoi on leur donne des logements, des allocs, des aides, des soins gratuits, la scolarité pour leurs enfants, alors que nous, on doit toujours payer? Tout pour eux, rien pour nous!» Voilà ce qui se dit dans les rues de la République. Ce qui fait le buzz, comme on dit aujourd’hui. La xénophobie qui en découle se consolide au rythme des faits divers de l’actualité. Elle a sédimenté. Elle fait souche. Elle est une mine d’or sur le marché électoral, même au pays des Droits de l’homme et de la fraternité.

Aucune valeur humaine, aucune statistique officielle, aucune preuve scientifique, ne lui résiste. C’est un tsunami. Une profonde vague de type submersif. À l’abri, Marine Le Pen et Jordan Bardella rient sous cape en surfant sur elle. Cap sur la présidentielle de 2027, le RN tient la barre, quand ses adversaires s’étripent en tentant des échappées belles sur des canots de sauvetage.

À droite, les surenchères sur l’immigration, l’ordre et la sécurité vont bon train entre Bruno Retailleau et Gérald Moussa Darmanin. En 2025, le vocable de «submersion» défendu par François Bayrou s’inscrit dans la droite ligne de cette montée des eaux troubles et nauséabondes en France, comme ailleurs en Europe et aux États-Unis. Les démocraties sont au milieu du gué, alors que les eaux continuent de monter et les digues de sauter.

 

Azouz Begag est écrivain et ancien ministre (2005-2007), chercheur en économie et sociologie. Il est chargé de recherche du CNRS.

X: @AzouzBegag

NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est celle de l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.