Derrière la crise diplomatique entre la France et l’Algérie

Le ministre français de l'Intérieur Bruno Retailleau (C), entouré du ministre français délégué aux Affaires étrangères Thani Mohamed Soilihi (R), s'adresse aux médias lors d'une visite axée sur les visas au département des visas à Nantes, dans l'ouest de la France, le 10 janvier 2025. L'Algérie essaie d'humilier la France", a déclaré le ministre français de l'intérieur Bruno Retailleau le 10 janvier 2025, au lendemain de l'expulsion vers la France d'un influenceur algérien qui avait posté une vidéo appelant à la violence. (AFP)
Le ministre français de l'Intérieur Bruno Retailleau (C), entouré du ministre français délégué aux Affaires étrangères Thani Mohamed Soilihi (R), s'adresse aux médias lors d'une visite axée sur les visas au département des visas à Nantes, dans l'ouest de la France, le 10 janvier 2025. L'Algérie essaie d'humilier la France", a déclaré le ministre français de l'intérieur Bruno Retailleau le 10 janvier 2025, au lendemain de l'expulsion vers la France d'un influenceur algérien qui avait posté une vidéo appelant à la violence. (AFP)
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Publié le Mercredi 22 janvier 2025

Derrière la crise diplomatique entre la France et l’Algérie

Derrière la crise diplomatique entre la France et l’Algérie
  • L’Algérie est, le temps d’une séquence, le bouc émissaire que Retailleau et ses amis comptent presser sans complexe
  • Les hommes qui dirigeaient la France ont souillé la République, terni la politique, et adécomplexé le racisme et l’islamophobie

Dans la crise diplomatique actuelle entre Paris et Alger, l’un des ticktokeurs algériens accusés d’incitation à la violence, «Doualemn»,  a mis le feu aux poudres. L’homme expulsé de Paris a été renvoyé illico par Alger le 9 janvier. Le revers a révolté un ministre en particulier. Non pas celui des Affaires Etrangères, mais celui de l’Intérieur, le tout nouveau, Bruno Retailleau. Pour lui, l’Algérie cherchait à humilier la France. Le soufflet ne passait pas. Un camouflet de trop. Il appelait à laver l’affront avec «l’ensemble des moyens de rétorsion qui sont à notre disposition». Étrange confusion des rôles. L’ancien proche de De Villiers sait qu’il est indispensable au Premier ministre Bayrou, soutenu par la droite, l’extrême droite et Macron. Il occupe donc le terrain.

Dans son camp, la dénonciation du régime algérien est une rhétorique rodée. «On a fait les gentils avec l’Algérie et ça n’a pas marché… ça suffit de se faire marcher dessus.» Aujourd’hui, l’homme qui regarde sans doute 2027 avec appétit, porte le flambeau contre l’immigration et l’islamisme – lui aussi – pour incarner une droite courageuse avec qui, jure-t-il, la France redressera la tête et retrouvera sa fierté... face à l’Algérie, aux Algériens et aux frères musulmans qui voudraient imposer leurs lois dans le pays. Bien d’autres l’ont promis avant lui. Mais ils ont compris que les Français préfèrent toujours l’original à la copie…

En 2007, par exemple, une majorité des électeurs pensait trouver en Nicolas Sarkozy le messie de la fierté et de l’identité nationale reconquises.
Quatorze ans plus tard, dans l’agenda politique de la droite et de l’extrême droite, l’Algérie est, le temps d’une séquence, le bouc émissaire que Retailleau et ses amis comptent presser sans complexe, sur les braises de la nostalgie de l’Algérie française. Auparavant, Robert Ménard, fils de Pied-noir né à Oran,  avait naguère incarné ce combat. Le 14 mars 2015, en effet, à Béziers où il était élu nouveau maire, il débaptisait une rue du 19 mars 1962, celle des accords d’Evian, pour la renommer rue Hélie Denoix de Saint Marc, héros de l’Algérie française, mort en 2013, associé à la torture et au putsch des généraux à Alger en 1961.

Aujourd’hui,
comme chez Robert Ménard, Retailleau et son camp souhaiteraient éradiquer vis-à-vis de l’Algérie un passé qui ne passe pas.  L’instrumentalisation de la mémoire de la décolonisation est un puissant diviseur et les nostalgiques de la colonie conservent un poids important dans tout le pourtour méditerranéen.

Chez Ménard, à Béziers, deux mille fans, anciens parachutistes, militaires en Algérie, anciens de l'OAS, Pieds-noirs, harkis… avaient écouté le maire, ému, évoquer l'Algérie comme «notre paradis à nous, comme disait et dit toujours ma mère…» Il vilipendait: «… Ils ont voulu hier l'Algérie algérienne. Ils ne veulent pas aujourd'hui de la France française…

Non, je ne veux plus que nous soyons dans la repentance. Je veux dire notre vérité à ceux qui armaient le bras des assassins des harkis, aux bourreaux qui nourrissent encore une haine de la France (...)» Cette haine éructe chaque fois qu’une crise brouille les relations France-Algérie. La volonté farouche des revanchards rappelle un odieux entretien de Jean Marie Le Pen au Monde le 19 avril 2003:
«Le jour où nous aurons en France, non plus 5 millions mais 25 millions de musulmans, ce sont eux qui commanderont… Et les Français raseront les murs, descendront des trottoirs en baissant les yeux. Quand ils ne le font pas, on leur dit 'Qu'est-ce que tu as à me regarder comme ça, tu cherches la bagarre?’ Et vous n'avez plus qu'à filer, sinon vous prenez une trempe.» Il était condamné à dix mille euros d'amende. Sûr qu’il devait surtout penser aux Algériens vivant en France, en parlant des musulmans…

De son côté, des années durant, Éric Zemmour, issu d’une famille de juifs d’Algérie, a nourri cette rhétorique dans l’opinion publique.
Aujourd’hui, sa femme, Sarah Knafo, députée européenne, s’est immiscée dans la crise franco-algérienne en alléguant faussement que 800 millions d’euros étaient donnés par la France au titre de l’aide au développement.

L’Algérie a porté plainte. On est en pleine hystérie politicienne, alors que l’économie algérienne, dont le pétrole et le gaz se vendent à prix d’or, prospère et lui permet d’engranger 73 milliards d’euros de réserves de change, au moment où la France souffre d’une dette de 3 300 milliards, que quelque 3 000 de ses entreprises œuvrent en Algérie, pour 13 milliards d’échanges commerciaux annuels.
Les rancœurs, ressentiments et haines des revanchards hargneux font fi de ces considérations.

Aujourd’hui, l’Algérie est leur cible. Ils tirent à vue, mais il faut rappeler que depuis une vingtaine d’années, «l’esprit
Zemmour» a intoxiqué la République. Le polémiste-candidat aux élections s’était engagé à réveiller les consciences des «petits Blancs» dans la France frileuse subissant le «grand remplacement»... Il imitait Le Pen: «Les jeunes Français vont-ils accepter de vivre en minorité sur la terre de leurs ancêtres? Si oui, ils méritent leur colonisation; sinon, ils devront se battre pour leur libération.»

Dans le même moment, Nicolas Sarkozy s’attelait à décomplexer la droite républicaine avec des slogans «La France tu l’aimes ou tu la quittes», l’immigration choisie et non subie, la karchérisation des racailles des banlieues… Candidat à l’Élysée, il osait: «… quand on habite en France, on respecte ses règles, c’est-à-dire qu’on n’est pas polygame, qu’on ne pratique pas l’excision sur ses filles, qu’on n’égorge pas le mouton dans son appartement.» Ironie du sort! Celui qui était devenu président, allait lui-même être accusé en 2021 «d’association de malfaiteurs» par la justice, mis en examen quatre fois dans l’affaire du financement libyen de sa campagne, et en septembre, être condamné à un an de prison ferme dans l’affaire Bygmalion, puis un autre, sous bracelet électronique, pour «l’affaire des écoutes».

Depuis le 6 janvier, il revient au tribunal pour le long procès du financement libyen de 2007. Il sera aux côtés de son ancien ministre de l'Intérieur, Claude Guéant qui, en 2011, faisait la morale: «Les Français, à force d'immigration incontrôlée, ont parfois le sentiment de ne plus être chez eux, ou de voir des pratiques qui s'imposent à eux et qui ne correspondent pas aux règles de notre vie sociale.»

Au procès figurera également l’ancien ministre Brice Hortefeux, qui dirigeait en 2007 le ministère de l’Identité nationale et de l’Immigration et qui, à propos des «Arabes», lançait: «Il en faut toujours un. Quand il y en a un, ça va. C'est quand il y en a beaucoup qu'il y a des problèmes…» Aujourd’hui, ces anciens pourfendeurs de «l’islamisation de la France» accusés de «pacte de corruption» avec Kadhafi, risquent dix ans de prison... Voilà qui sont les hommes qui dirigeaient la France. Ils ont souillé la République. Ils ont terni la politique. Ils ont décomplexé le racisme et l’islamophobie.

D’un autre côté, les séquelles de la guerre d’Algérie ont jeté la suspicion sur la loyauté de millions de citoyens franco-algériens nés en France. Les exemples abondent, comme l’illustre celui de l’emblématique journaliste Rachid Arhab.

Ce franco-algérien né en 1955 en Algérie était pendant des années le premier et seul «maghrébin» à la télévision. Ses déboires liés à ses origines algériennes ont commencé en 1986, lors d'un reportage en Nouvelle-Calédonie. Jean-Marie Le Pen avait alors estimé qu'un journaliste «d'origine algérienne» ne pouvait couvrir un événement sur le territoire français.

Rachid s’était senti humilié: «… ce soir-là, j'avais décidé d'arrêter le journalisme… J'avais le sentiment qu'on ne voulait pas de moi, que ça n'était pas ma place.»
Il était le premier, pas le dernier. Fin 2009, le jeune Mustapha Kessous, franco-algérien, né à Lyon et journaliste au Monde, écrit dans le quotidien qui l’emploie: «Ça fait bien longtemps que je ne prononce plus mon prénom lorsque je me présente au téléphone: c'est toujours ‘M. Kessous’.

Depuis 2001, depuis que je suis journaliste, à la rédaction de Lyon Capitale puis à celle du Monde, ‘M. Kessous’ ça passe mieux: on n'imagine pas que le reporter est ‘rebeu’… J'ai dû amputer une partie de mon identité, effacer ce prénom arabe de mes conversations. Dire Mustapha, c'est prendre le risque de voir votre interlocuteur refuser de vous parler. Je me dis parfois que je suis parano, mais ça s'est si souvent produit...»

Zaïr Kedadouche est né à Tourcoing en 1957 d’une famille immigrée algérienne. Ancien conseiller technique de Jacques Chirac, il était nommé en 2008 consul général à Liège, puis ambassadeur à Andorre en 2012. Deux ans après, il démissionnait avec fracas: «C’est au ministère des Affaires étrangères que j’ai rencontré le racisme le plus abject.»

Dans une lettre à François Hollande, il chargeait le Quai d’Orsay: «M’appelant Zaïr Kedadouche, des affectations de postes m’ont été interdites», citant une première nomination refusée comme consul général à Anvers, car son nom arabe «serait une erreur de casting au regard de l’importance de l’extrême-droite en Flandres» et pourrait «être ressentie comme une provocation au regard de la communauté juive importante à Anvers».

À Paris, lorsqu’elle devint vice-présidente du Sénat en 2011, Bariza Khiari, née en 1956 à Constantine en Algérie, avait subi les attaques d’un site islamophobe qui alertait: «Une franco-algérienne vice-présidente du Sénat français!» L’auteur dénonçait le complot des Algériens pour faire «la France algérienne»… elle aurait comme visée de favoriser les visées politiques du gouvernement algérien d’envahir la France avec ses ressortissants et le statut d’étudiant servirait sa besogne.

Née en 1968 à Marseille, la sénatrice Samia Ghali, membre du Parti socialiste, était élue en 2008 maire d’arrondissement. Un an après les municipales, elle réglait ses comptes avec les socialistes:  «Je suis arrivée en tête avec plus de 1 000 voix d’avance au premier tour. Derrière, le parti… avait donné des consignes claires à tous les autres candidats: Tout sauf Samia Ghali… issue de l’immigration… une Arabe… Et une Arabe, à la tête de la ville de Marseille, ce n’est pas possible...»

À Lyon, l’ancienne secrétaire d’État du président Sarkozy, Nora Berra, née en 1963, fille d’Algériens arrivés en France en 1937, accusait l’UMP, sa famille politique, après un conflit: «J’ai l’audace d’avoir des parents qui viennent de l’autre côté de la Méditerranée. On m’a fait comprendre que mes origines posaient un certain problème à certains électeurs… On m’a dit clairement: les candidats de la diversité risquent de démobiliser l’électorat.» La ministre de l’Éducation nationale, Najat Vallaud-Belkacem: «Évidemment, on m’a toujours attaquée sur mes origines.»  Myriam el-Khomri, ex ministre socialiste du Travail, prise dans la tourmente en 2015: «[…] Je crois qu’on a quand même un problème dans notre pays, c’est que le nom ou la couleur de peau restent des marqueurs extrêmement importants… moi, j’en ai marre de venir sur des plateaux pour me justifier que je suis française…»

Gérald Moussa Darmanin le sait. L’ancien ministre de l’Intérieur, a fait un aveu considérable le 23 septembre devant son successeur, Bruno Retailleau. «Je m’appelle Gérald Moussa Jean Darmanin… Mon père, à la maternité, voulait écrire Moussa, du nom de mon grand-père, tirailleur algérien qui avait servi la France.

Après tant d’années de fonctions électives, il est assez évident que si je m’étais appelé Moussa Darmanin, je n’aurais pas été élu maire, et député, et sans doute n’aurais-je pas été ministre de l’Intérieur…» Il est à présent ministre de la Justice. Moussa va peut-être agir, de l’intérieur, contre le racisme basé sur le nom, la religion supposée ou le faciès des citoyens. En attendant, dans l’actuel bras de fer entre Paris et Alger, Gérald propose de supprimer l’accord permettant à la nomenklatura algérienne de se rendre en France sans visa.

 

Azouz Begag est écrivain et ancien ministre (2005-2007), chercheur en économie et sociologie. Il est chargé de recherche du CNRS.

X: @AzouzBegag

NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est celle de l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.