France-Algérie: l’anticolonialisme a du mal à passer

La ministre déléguée aux Anciens combattants Patricia Miralles (G) salue un membre des familles de Harkis avant une table ronde, quelques mois après la découverte de tombes d'enfants de Harkis lors de fouilles, mais sans ossements, à Rivesaltes, dans le sud-ouest de la France, le 21 février 2025. (AFP)
La ministre déléguée aux Anciens combattants Patricia Miralles (G) salue un membre des familles de Harkis avant une table ronde, quelques mois après la découverte de tombes d'enfants de Harkis lors de fouilles, mais sans ossements, à Rivesaltes, dans le sud-ouest de la France, le 21 février 2025. (AFP)
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Publié le Jeudi 13 mars 2025

France-Algérie: l’anticolonialisme a du mal à passer

France-Algérie: l’anticolonialisme a du mal à passer
  • La colonisation a été un viol sauvage à main armée
  • Voilà ce qu’il faut enseigner aux nouvelles générations

La crise actuelle entre l’Algérie et la France est inédite et grave. Elle va laisser des cicatrices. Une chose est sûre, la France a perdu son influence en Afrique. C'est une donne majeure dans sa relation avec le Maghreb, notamment le Maroc et l'Algérie, dans laquelle le président Macron a tranché en faveur de Rabat plutôt qu'Alger en reconnaissant sa souveraineté sur le Sahara occidental. Ce différend qui empoisonne ces pays frères et voisins depuis un demi-siècle devra être réglé, au nom de l’unité du Maghreb, mais en attendant, sur les deux rives de la Méditerranée, les gouvernements se crispent sur la question épineuse des laisser-passer consulaires.

L’actualité est inflammable. Récemment, à Mulhouse, Brahim A., schizophrène, a tué au couteau un policier et blessé plusieurs autres. Il est Algérien, sous Obligation de Quitter le Territoire Français, (OQTF), et vit en France depuis dix ans.

Avant l’attentat, Paris affirme avoir demandé à Alger dix fois de le rapatrier. Autant de refus reçus. L'Algérie est donc accusée d'être responsable du crime commis par son ressortissant. Il faut dire que l'opinion publique ne comprend pas comment ces migrants clandestins peuvent rester sur le territoire et tuer des gens dans la rue, quand bien même ils seraient malades psychiatriques. Elle exige qu'on les renvoie sans délai ni ménagement dans leur pays d’origine. Les médias aussi. Que ce soit clair: ce ne sont pas seulement ceux qui sont hostiles à l'Algérie qui en appellent à la fermeté.

La majorité des Français sont choqués par ces crimes, d'autant que depuis des semaines ils entendent beaucoup parler des «influenceurs algériens» et des propos violents qu'ils tiennent, relayés des centaines de milliers de fois sur les réseaux sociaux.

Dans ce contexte, que le Rassemblement national et d'autres composantes politiques de droite alimentent politiquement la rhétorique contre l'Algérie n'a rien de surprenant.

Ce qui l'est un peu plus, en revanche, c'est d’entendre le Premier ministre donner un étrange ultimatum à Alger pour reprendre ses ressortissants expulsés, sous peine d’une remise à plat des accords liés à la circulation entre les deux pays: «Nous leur donnerons quatre à six semaines...», a-t-il annoncé étrangement.

Quatre ou six, il fallait choisir. Il faut toutefois rappeler que François Bayrou n'a pas souhaité l'escalade, laissant son ministre de l'Intérieur Bruno Retailleau jouer le va-t-en-guerre contre Alger qu'il accuse de vouloir humilier la France «… ça suffit de se faire marcher dessus». 

Le langage n’a plus rien de diplomatique. Il est d’ordre émotionnel et populiste, destiné à toucher l’opinion et d’en gagner les faveurs.

La sémantique guerrière a de quoi inquiéter. Pas seulement en France. Dans toute l'Europe, la poussée de l'extrême-droite anti-immigration et islamophobe est nette. On l’a vu en Allemagne avec l'AfD. En France, depuis une vingtaine d’années, c’est «le Zemmourisme» qui a infusé la société, appelant au réveil les «petits Blancs» dans un pays frileux en proie au «grand remplacement»... 

Des années durant, ce Français, issu d’une famille juive d’Algérie, a martelé ce message anxiogène. Pratiquement impunément. Comme d’autres, lui et ses proches disposant d’un accès privilégié aux médias, font feu de tout bois contre l'ancienne colonie, animés par un esprit de revanche.

On est là en pleine hystérie politicienne, alors que l’économie algérienne dispose de 73 milliards d’euros de réserves de change, que la France souffre d’une dette de 3 300 milliards, que plus de 3 000 de ses entreprises œuvrent en Algérie, etc. Mais les ressentiments des ennemis de l’Algérie balayent ces considérations économiques.

En Italie, Giorgia Meloni, elle, l'a bien compris. Là où la France perd du terrain en Algérie, elle s'investit, elle investit... alors que, à la différence du Premier ministre espagnol, Pablo Sanchez, remarquable quant à sa vision humaine et réaliste de l’immigration dans le développement de l’Europe, l’Italienne, populiste, proche de Trump et de Musk, n’a jamais caché son idéologie d’extrême-droite. D’ailleurs, la justice de son pays vient de condamner son gouvernement à indemniser des migrants érythréens empêchés dix jours durant, en 2018, de débarquer d’un navire militaire, lorsque le Premier ministre était Giuseppe Conte, du Mouvement 5 Étoiles, et celui de l’Intérieur, Matteo Salvini, chef de la Ligue, anti-immigration.

Début mars, Giorgia Meloni a protesté sur X: «Le gouvernement devra indemniser, avec l’argent d’honnêtes citoyens italiens qui paient des impôts, des personnes ayant tenté d’entrer illégalement en Italie.» En interpellant le peuple, elle attaque la magistrature, qu’elle accuse d’être «politisée».

Matteo Salvini a nourri le débat à sa façon: «Que ces juges payent de leur poche s’ils aiment tant les clandestins.» Une telle réaction, coutumière de l’extrême-droite, n’est pas de nature à élever le débat démocratique.

À Paris, dans la nouvelle affaire qui embrase depuis le 25 février la relation avec l’Algérie, les coups bas pleuvent aussi. En effet, une polémique a ciblé un journaliste de renom, Jean-Michel Aphatie, qui débattait à la radio sur les tensions avec Alger en invoquant les massacres d’Algériens «jamais reconnus» par la France depuis 1830, et appelait à des excuses: «Si la France présentait des excuses pour cent trente ans de massacres, de meurtres, de paupérisation d’un peuple, d’une violence incroyable…»  

Avant de mentionner Oradour-sur-Glane, un bourg du Limousin décimé en juin 1944 par l’armée allemande: «Chaque année, en France, on commémore ce qui s’est passé à Oradour-sur-Glane, le massacre de tout un village. Mais on en a fait des centaines, nous, en Algérie…» Ses propos allaient vite enflammer la toile et les médias, mais il persévérait à dénoncer «la culture de la négation de l’histoire qui domine» dans les médias en France.

Ensuite, il a fait état des déclarations de Marine Le Pen, outrée qu’on puisse «venir dire que la colonisation était un drame, ce n’est pas vrai». La fille de celui qui torturait les prisonniers du FLN pendant la guerre d’Algérie rappelait  que «les infrastructures» et «le capital» apportés par la France à la colonie «auraient dû lui permettre de se développer et de devenir la Norvège du Maghreb».

Ces commentaires à l’emporte-pièce consternent. L’Algérie, Norvège du Maghreb? On croirait entendre Donald Trump vanter son rêve de bâtir la Riviera du Proche-Orient sur les ruines de Gaza mise à feu et à sang.

Toujours prompts à s’engouffrer dans les plaies de la colonisation, Jordan Bardella, président du RN, a fustigé «une odieuse falsification de l’Histoire et une insulte à tous les rapatriés d’Algérie», quand son allié Éric Ciotti soupçonnait Jean-Michel Aphatie d’être un «prédicateur algérien».

En France, lorsqu’il s’agit de la colonisation de l’Algérie, les commentaires sont en roue libre, comme si l’histoire et les historiens ne servaient à rien dans le débat politique contemporain.

Depuis l’indépendance acquise en 1962, les mots ont toujours été travestis pour dissimuler les effets toxiques à long terme du fait colonial, cependant une loi du 23 février 2005 avait atteint un paroxysme en matière de négation.

Un article controversé voulait que «les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord». En adoptant la loi incluant cette phrase-choc, la France redorait un argument réactionnaire selon lequel on ne pouvait pas condamner sans nuances l’entreprise coloniale car, malgré tout, elle avait offert aux pays conquis-soumis des routes, des écoles, des administrations.

On voulait dire que la conquête et la domination coloniales n’avaient pas été si violentes que ça, après tout. Et que, en Algérie comme ailleurs, les indépendances avaient conduit au pouvoir de nouveaux maîtres qui avaient pillé leur propre pays.

Autrement dit, il aurait mieux valu préserver l’ancien système colonial. C’est aujourd’hui ce que resservent encore, en 2025, sans vergogne, Marine le Pen, Jordan Bardella, Éric Ciotti, Robert Ménard, Éric Zemmour, et alii.

Qui prétendrait aujourd’hui que le nazisme a joué un «rôle positif» en France parce qu’il a bâti un réseau d’infrastructures? En Algérie occupée, des routes, ponts et chemins de fer ont certes été construits par la France, mais par qui? Pourquoi? Pour qui? Ce le fut surtout pour faciliter l’exploitation des richesses au profit de la métropole et du maillage militaire du pays, non pour favoriser la mobilité et le confort des «indigènes», souvent considérés comme des sous-hommes à «civiliser».

Le psychiatre Frantz Fanon écrivait dans Les Damnés de la terre (1961), «le langage du colon, quand il parle du colonisé, est un langage zoologique… quand il veut bien décrire et trouver le mot juste, il se réfère constamment au bestiaire». Une fois déshumanisés par le langage, dépossédés de leurs terres, de leurs cultures, les peuples colonisés ont subi des massacres, tels ceux commis en Algérie, à Sétif, en mai 1945 par l’armée française qui ont fait des centaines de milliers de victimes, trois mois durant.

En 1845, les atroces enfumades des grottes de Dahra avaient fait près d’un millier de morts asphyxiés. Tout un village. Une tribu. Les Ouled Riah. En Kabylie, le nombre de victimes exact n’est pas bien connu après la «révolte des Mokrani» en 1871 contre le colonat; les leaders ont été déportés dans les bagnes de Nouvelle Calédonie et de Guyane.

Dans le Sud-Ouest africain (actuelle Namibie), à partir de 1904, les Allemands avaient commis le premier grand génocide du XXe siècle contre les tribus Hereros et Namas. 75 000 morts, soit 80% des populations autochtones.

Au Kenya, l’écrasement par les troupes britanniques de l’insurrection des Mau-Mau entre 1952 et 1956 a fait environ 100 000 victimes. Londres s’est excusé en 2013 pour les atrocités. Les exemples abondent.

La fin du colonialisme n’a été qu’une étape vers l’émancipation des pays soumis, indispensable. Après ça, il leur a fallu plusieurs décennies pour récupérer leurs richesses et bâtir les fondations économiques de leur développement.

Les nouveaux États ont institué des politiques d’éducation et fait reculer l’analphabétisme, permis à de nouvelles couches sociales, aux femmes en particulier, d’accéder à l’université. Les politiques de santé ont fait baisser la mortalité infantile. Bien sûr, la démocratie n’a pas été forcément au rendez-vous, et l’autoritarisme a trop souvent servi les intérêts d’une nomenklatura qui s’est accaparé le pouvoir et pillé des richesses.

Cependant, leur système a suscité de puissantes réactions des peuples qui ont bousculé les pouvoirs en place et parfois dégagé les dictateurs. La soif de liberté et de démocratie est inaltérable dans la société des humains. La colonisation a été un viol. Sauvage. À main armée. Sans aucun rôle positif. Voilà ce qu’il faut enseigner aux nouvelles générations.

Azouz Begag est écrivain et ancien ministre (2005-2007), chercheur en économie et sociologie. Il est chargé de recherche du CNRS.

X: @AzouzBegag

NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est celle de l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.