Rapport minoritaire :
Les Juifs du Liban
Les descendants de la communauté en déclin dans le pays se plongent dans les souvenirs de leurs parents d'un « paradis perdu »
Alors que le monde entier clame son amour et son soutien à Beyrouth après l'explosion dans son port le 4 août dernier, les juifs libanais savent très bien ce que signifie être amoureux du Liban et pleurer sur ses calamités interminables. Ils ont quitté le pays avec tristesse et ont fait ce que font tous les Libanais expatriés : sauvegarder la mémoire de ce « paradis perdu » en créant un « Petit Liban » partout où ils vont.
Voici l'histoire d'une communauté oubliée par la mère patrie ; un pays si proche mais si loin...
Quand la synagogue Maghen Abraham a rouvert ses portes à Beyrouth en 2014, les politiciens de tous bords, quelle que soit leur affiliation politique, étaient présents, submergés par les flashs des caméras de télévision. Tous ont réitéré leur appui à la communauté juive, insistant sur le fait qu’elle avait toute sa place parmi les 18 confessions du pays, et qu’il fallait la chérir.
L’ancien Premier ministre Fouad Siniora avait à l’époque déclaré : « Nous respectons le judaïsme. Notre problème est avec Israël. »
Même le leader du Hezbollah, Hassan Nasrallah, avait confié : « C’est un endroit de prière et nous saluons sa restauration ».
En apparence, l’image était belle, et promettait à la communauté juive de pouvoir revenir au cœur de la vie publique. La rénovation tant attendue de la synagogue, inaugurée en 1926 et abandonnée depuis la guerre civile libanaise (1975-1990) paraissait propice au retour des Juifs du Liban. Mais le faste de la cérémonie d’inauguration n’était qu’une façade, et n’a pas contribué à enrayer le déclin de la communauté.
Dans les années cinquante et soixante, le Liban comptait 16 synagogues, qui étaient toujours pleines. Le Liban était alors le seul pays du monde arabe où le nombre de Juifs avait augmenté après 1948. Néanmoins, la guerre des Six-Jours de 1967, ainsi que la longue guerre civile débutée en 1975, ont poussé les Juifs libanais à quitter le pays.
Aujourd’hui, 29 Juifs seulement vivent toujours au Liban et cachent leur identité. On raconte qu’une femme juive vivant à Beyrouth aspirait à rencontrer d’autres Juifs, jusqu’au jour où elle a entendu parler d’une femme de la même confession qui vivait à Zahlé, à 50 km à l’est de la capitale. Elle s’est lancée à sa recherche ; une tâche ardue, étant donné qu’elle avait changé de nom, pratique courante chez les Juifs libanais, pour des raisons de sécurité. Quand elle l’a enfin trouvée, elle a été reçue de manière glaciale avec ces quelques mots : « Va-t’en ». Elle était clairement effrayée par cette apparition.
Les Juifs du Liban ont quitté leur pays à regret, contrairement à leurs coreligionnaires dans d’autres pays arabes. Ils se sont retrouvés pris en étau dans une guerre meurtrière, et n’ont pas eu d’autre choix que de fuir, comme beaucoup d’autres Libanais.
Leur exil a plongé la communauté dans l’oubli total. Quand des Juifs libanais à New York rencontrent d’autres Libanais, ces derniers se montrent choqués en entendant le terme « Juif libanais ».
Cette communauté n’a pas oublié le Liban. Loin de là. Il suffit de se promener par exemple autour de la région de Gravesend à Brooklyn pour retrouver un petit Liban, celui qu’ils ont emporté avec eux. Le quartier fourmille de boulangeries, de magasins ou de synagogues où l’on parle couramment le dialecte libanais.
Entrez dans leurs maisons et vous reconnaîtrez l’odeur si particulière du thym et des épices libanaises. Parlez-leur et ils vous raconteront l’image idyllique qu’ils gardent du Liban, de leur enfance au pays du Cèdre qu’ils chérissent. Le mythe du Liban ne reste vivant que dans la conscience des Juifs du Liban : ce Liban qui fut un jour la perle du Moyen-Orient. Pour les Juifs, la réputation du Liban s’est méritée grâce à la gentillesse de son peuple et à son hospitalité. Pour eux, c'est là que réside vraiment le « paradis » (comme ils appellent le Liban).
Avant l'explosion qui a secoué Beyrouth, Arab News en français a recherché des membres de la communauté juive libanaise dans la diaspora, et a recueilli leurs témoignages, jusque-là restés inédits.
Cela coïncide avec la publication prochaine d'un livre de l'historien Nagi Zeidan, qui documente la présence de chaque famille juive qui a vécu au Liban. Cette aventure, qui s’étale sur vingt-cinq ans, incarne l’histoire de l’ascension et de la chute d’une communauté. Zeidan nous raconte comment il a souscrit au départ aux discours antisémites propagés par le parti social nationaliste syrien (PSNS), et comment les circonstances de la vie et la maturité l’ont amené à porter un autre regard sur la communauté et à l’aimer.
« Ils nous ont appris à être honnêtes et à faire confiance. Vous êtes conscients de l’importance de ces valeurs dans un pays comme le nôtre » affirme Nagi Zeidan. Il partage avec Arab News son histoire : celle d’une vie consacrée à retrouver les membres de la communauté juive libanaise, pour raconter leurs histoires.
Le Liban d’aujourd’hui, vu par des Juifs libanais : entre douleur et nostalgie
Par Ephrem Kossaify
L'historien Nagi Zeidan était encore adolescent lorsque son père, un fonctionnaire du Parti social nationaliste syrien (PSNS), l'a envoyé dans des camps d'initiation, le préparant à devenir un jour lui-même un membre du parti, un leader.
L’adolescent a lu les livres du fondateur du PSNS, Antoun Saadeh, qui préconise l’établissement d’une « Grande Syrie » qui s’étendrait sur tout le Croissant fertile.
Antoun Saadeh, chef du Parti social nationaliste syrien (Getty Images)
Il est touché par les idéaux anticoloniaux du parti, son caractère laïc et non sectaire, ainsi que par l'érudition de Saadeh, qui voulait unir les citoyens autour de leur histoire commune.
Mais l'idéalisme de jeunesse de Nagi a été refroidi par une phrase qu’a prononcé Antoun Saadeh, et qui a changé sa vie à jamais : « Nous n'avons pas d'autre ennemi à combattre… sauf les Juifs ».
Le jeune Zeidan commence à se poser une multitude de questions : « Pourquoi adhérer à la vision de Saadeh et ne pas se rapprocher des Juifs ? Abraham est né en Irak. Cela ne signifie-t-il pas que les Juifs font partie de l’Oumma syrienne ? Mon père ne m'a jamais donné de réponse logique à cette question », explique l’historien à Arab News.
« Par la suite, j'ai rencontré des amis juifs, des gens très honnêtes et gentils. Cela a rendu ma lutte intérieure plus compliquée et intense. J'ai grandi avec la question : « Pourquoi devrais-je être contre les juifs ? ».
Très tôt, sa vocation s’affirme : il décide d’effectuer des recherches sur les Juifs de son pays, reconstituant d’innombrables arbres généalogiques.
« J’étais le seul “suicidaire” à faire des études sur les Juifs du Liban », se souvient Zeidan, qui a été harcelé par la Sûreté générale (une agence de renseignement libanaise) et ostracisé par sa famille. Ses oncles et ses cousins ne le saluaient que de loin.
Ironie du sort : juste au moment où Zeidan parvient à retrouver des traces des Juifs dans les années 1980, ceux-ci sont déjà partis.
« Notre lien de sang avec le Liban est vieux de 3 000 ans », affirme Marcel, un Juif libanais qui vit à Brooklyn, faisant ainsi référence à l'amitié unissant le roi biblique Salomon et Hiram, roi de Tyr, la ville portuaire située sur la côte méditerranéenne du Liban.
Salomon envoie des présents à Hiram, le roi phénicien de Tyr, pour son aide à la construction du Temple de Salomon à Jérusalem. (Getty Images)
Lorsque Salomon voulut construire un temple à son Dieu, Hiram lui fournit du bois de cèdre et de genévrier, ainsi qu'une équipe d'architectes et de maçons.
Salomon, en échange, aurait envoyé à son ami du blé et de l'huile d'olive vierge. Le mur entre Juifs et Gentils était brisé.
L’exégèse biblique dit que, lorsque Jésus s’est rendu à Sidon (connu localement sous le nom de Saïda), les Juifs l’ont emmené au cimetière où était enterré Zebulon (le dernier fils de Jacob, fondateur d’une tribu israélienne).
Gravure représentant Zebulon, fils de Jacob, par Bartolomeo Gai, en 1751. (Getty Images)
En 1800, la famille Levy est venue de Bagdad et a fondé le quartier juif de Beyrouth. En 1932, 265 familles juives y vivaient.
Puis arrivèrent les Ashkénazes de Lituanie. Alors qu’Abraham Mann et sa famille faisaient un pèlerinage vers la Terre Promise, ils ont décidé de faire une halte à Beyrouth pour se reposer, travailler et économiser de l'argent avant de reprendre la route.
Tombés amoureux de la ville, ils y sont restés et n’en sont jamais partis…
En 1932, 265 familles juives y vivaient.
Le Liban, si loin, si proche…
L'histoire d'amour avec Beyrouth n'est jamais morte non plus. Elle palpite encore dans le cœur de la diaspora juive libanaise.
« Chaque fois que mes parents parlaient du Liban, ils avaient les larmes aux yeux, confie Marcel, qui était encore tout jeune lorsque ses parents ont fui la guerre civile libanaise.
Là, dans l'autre pays, les portes des maisons sont toujours ouvertes. Les voisins entrent sans frapper. Après leur journée de travail, les gens se rassemblent, parlent de leurs joies et de leurs peines.
À New York, la vie est différente. On ne fait que travailler, revenir à la maison, prendre sa douche, manger et dormir. Puis nous recommençons le lendemain. »
L’homme raconte que sa famille l’a toujours éduqué dans le souvenir du pays du Cèdre. « Mes parents ont veillé à ce que nous sachions qui nous étions. Nous avons grandi dans une maison libanaise. Nous portons des shihhata (pantoufles) et ne mangeons que de la nourriture libanaise : manakish, knefeh, baklavas. Nous ne cuisinons ni hamburgers ni pizzas. ». Même en exil, le patrimoine culturel libanais reste bien vivant. « Nous connaissons toutes les chansons libanaises par cœur. Dans notre synagogue, nous chantons des prières juives sur les airs de Fairouz. »
« Chaque fois que nous allions quelque part, ma mère nous disait : “Souvenez-vous, nehna lebneniyyeh [« nous sommes libanais »].” Cela signifiait que nous devions nous habiller correctement, être propres, polis et gentils avec les autres.
Le Liban était appelé à l’époque la Suisse du Moyen-Orient, ce qui donnait une idée de la valeur de notre peuple, qui avait de bonnes manières, se respectait et prenait soin des autres. »
Raymond Sasson, orfèvre à Brooklyn, a grandi en écoutant avec émotion les souvenirs de sa mère, qui a vécu à Beyrouth. En 2008, il a fini par se rendre au Liban.
« Beyrouth était magique, une ville féérique. C'était Disney World ! », se souvient-il.
« Peut-être ai-je embelli dans mon esprit toutes les histoires que j'ai entendues enfant. Mais c’est une ville remplie d’anecdotes, de souvenirs d’une vie heureuse. Surf et bronzage à l’hôtel St-Georges ; Hamra, Starco, toutes les petites ruelles où habitaient autrefois cet oncle, ce cousin.... Revenu à Beyrouth, j’étais là, assis dans un café où tout le monde parlait l’arabe, et je me suis dit : “Waouh ! Je suis chez moi !” »
Sasson s’est aussi rendu à Saïda, où se trouvait la maison de ses parents. « C'était comme si ma mère me tenait la main, raconte-t-il à Arab News. Nous sommes entrés dans la vieille ville et, bien sûr, face à la mosquée, il y avait ce bâtiment avec une grande porte, comme ma mère me l'avait décrit ». L’homme se souvient de chaque détail.
« Quand nous avons regardé à l'intérieur, il y avait un escalier, puis un palier avec deux portes de chaque côté. Un autre escalier et c'était là – la maison où vivaient mes parents. Je ne peux pas vous décrire ce que j’ai ressenti, c’est un sentiment indescriptible. Je suis retourné soixante-dix ans en arrière, en me retrouvant là où mes frères et sœurs couraient partout, sur les escaliers… »
Le père de Sasson s’était échappé d’Alep, en Syrie, lors des pogroms de 1948 – les enfants se sont réveillés un jour et ils ont vu le club de billard de leur grand-père dévoré par les flammes. À Beyrouth, ils ont trouvé une communauté de vie, avec des voisins et des amis. La vie ressemblait à nouveau à celle qu’ils connaissaient dans leur Syrie natale. Et en plus, ils n’étaient plus persécutés.
Mais Beyrouth n'est pas restée éternellement à l'abri du sentiment antijuif qui montait de plus en plus dans les pays voisins.
L’inévitable exil forcé
Par Ephrem Kossaify
Il est vrai que les Juifs libanais n'étaient pas arrêtés et expulsés comme leurs coreligionnaires égyptiens, irakiens et syriens, mais « chaque fois que quelque chose arrivait en Palestine, les gens se vengeaient des Juifs au Liban », explique Nagi Zeidan. « Des manifestations pouvaient éclater, incitant à la violence contre les Juifs. Parfois même, des bombes étaient posées dans les synagogues, ou un Juif était kidnappé. ». Les Juifs libanais ont connu plusieurs vagues d’émigration, d’abord après le déclenchement de la guerre civile en 1958, puis après la guerre des Six-Jours en 1967. Quand la guerre civile de 1975 a éclaté, l’exode a été encore plus grand. « Au milieu des années 1980, presque tout le monde était parti », explique le Dr Elie Abadi, le rabbin de la synagogue libanaise de New York.
Des avions de l'armée de l’Air israélienne survolent le Sinaï à la frontière israélo-égyptienne le 5 juin 1967, premier jour de la guerre des Six jours entre Israël et l'Égypte. (AFP)
Les Juifs se sont réfugiés en France, en Israël, en Amérique du Nord et en Amérique latine.
« Mais voulions-nous partir ? Non. Nous aurions adoré rester », ajoute-t-il.
Le rabbin Avraham Abadi (g.), le père du Dr Elie Abadi, avec les rabbins Ya'acov Atiye et Shahud (Shaul) Chrem à Beyrouth. (Fourni)
Pour Raymond Sasson, « les Juifs libanais étaient considérés comme faisant partie de l'entité sioniste, et par extension ils ont été assimilés aux gagnants de la guerre de 1967. En tant que Juif libanais, je suis attaché à la terre d'Israël, qui fait partie intégrante de la foi juive. Mais cela n'inclut pas Golda Meir, David Ben Gourion, Ariel Sharon ou Bibi Netanyahou. Ce ne sont pas les personnages ou les figures de l'Ancien Testament. Pouvez-vous être chrétien et ne pas croire en Jésus ? Pouvez-vous être musulman et ne pas vous tourner vers la Kaaba à La Mecque lorsque vous priez ? ». Il existe en effet des règles spécifiques pour les Juifs. « Les synagogues doivent être construites en direction de Jérusalem. Quand les Juifs meurent, ils sont enterrés la tête tournée vers Jérusalem. C'est dans la Torah, précise Nagi Zeidan. Mais les Juifs libanais ont de la tendresse pour les Palestiniens, parce que quelque part ils se sentent arabes ».
Sasson en convient d’ailleurs : « Les Palestiniens ont également un lien fort avec la terre, et tant qu'il n'y aura pas un accord équitable entre Israéliens et Palestiniens, ni les uns ni les autres ne vivront jamais heureux. ».
Aujourd’hui, beaucoup de Juifs aimeraient retourner au Liban, y compris pour y faire des affaires avec et pour leur pays, selon le Dr Abadi. « Mais nous pensons que le Liban d’aujourd'hui n'est pas le Liban que nous avons quitté. Nous sommes désolés qu’aujourd’hui, les Libanais eux-mêmes ne connaissent ni n’apprécient le vrai Liban tel qu’il était, déplore-t-il. Le Hezbollah a pris le contrôle du Liban et dicte la politique du pays et les modes de vie. » Marcel, à Brooklyn, évoque la nostalgie du passé : « Haram (hélas), nous avons perdu un paradis ». Sasson soutient pleinement les demandes du peuple libanais. « Je veux tous les changements que mes amis réclament : moins de corruption, moins de sectarisme, moins de népotisme, de tribalisme, tous les autres ismes », affirme-t-il, ajoutant : « Je veux que les autorités libanaises nettoient ces belles plages dont j'ai entendu parler en grandissant. Le reste est plus grand que toi et moi. Je n’ai pas créé ce désordre. Donc je ne peux pas le réparer. »
Aujourd'hui, il reste 29 Juifs au Liban - et ils se cachent tous.
« Ils ont peur de prier à la synagogue de Maghen Abraham. Ils se rassemblent dans le quartier d’Achrafieh et prient en secret », explique Zeidan.
Les Juifs restants au Liban prient en secret à Achrafieh. (Shutterstock)
« Les Juifs du Liban sont pourtant la plus ancienne confession du pays. Regardez ce qui leur est arrivé ! ». Zeidan pointe son manuscrit de 400 pages, Juifs du Liban. Cet ouvrage est le fruit de vingt-cinq années passées à rechercher une communauté perdue et oubliée.
L’ouvrage de Nagi Zeidan «Juifs du Liban».
Il les a tous retrouvés et a noté leurs noms.
« Ce qui fait le plus mal aux Juifs, c’est qu’ils ne peuvent pas prier sur les tombes de leurs pères et mères. Chaque Juif que j'ai rencontré m'a demandé une photo de la tombe de ses ancêtres, dit-il. Mon rêve est que cela change. Je crois en la paix basée sur la résolution 242 du Conseil de sécurité (appelant Israël à se retirer des territoires occupés). Que nous le voulions ou non, la paix arrivera un jour. Il est impossible pour des voisins de fermer indéfiniment leurs frontières. »
Le passé déterré
Par Nagi Zeidan
« J’ai compris mille choses à propos des Juifs du Liban, un dialogue est possible »
Je suis né l’année de la guerre civile libanaise de 1958, on l’appelait à l’époque « les évènements de 1958 ». Ma mère m’a raconté que j’avais un mois et demi lorsque mon père a voulu s’engager dans cette guerre avec ses amis. Ma mère m’a alors déposé sur le pas de la porte pour empêcher mon père de partir, il m’a enjambé, et il est parti. Elle lui a demandé « mais qui nourrira ce petit s’il t’arrive quelque chose ? », il lui a répondu : « le Bon Dieu s’en occupera, lui qui lui a donné la vie en prendra soin… ». Mon père se trouvait dans le village de Chemlan, dans la province d’Aley, et ma mère ne l’a pas vu pendant un mois et demi. Il recevait ses amis du Parti populaire syrien (PPS) à la maison, leurs discours étaient centrés sur « l’ennemi juif ». J’ai passé toutes mes vacances accompagné de membres du PPS à entendre parler des Juifs comme des comploteurs, des usuriers et des profiteurs. On m’inculquait que leur seul objectif était de dominer le monde et de nous déposséder de nos biens.
Membres du Parti national social syrien en 1947. (Alamy)
On nous apprenait que la religion juive se basait sur le complot, que la Torah et le Talmud proféraient des paroles maléfiques. On nous disait que les Juifs étaient étrangers dans notre pays, et qu’il n’y avait pas de place pour eux parmi nous. À l’école, j’en venais même à me battre avec toutes les personnes qui n’avaient pas les mêmes idées que moi. J’étais même contre les antisionistes : ils devaient être anti-juifs et pas seulement antisionistes. De même, je n’acceptais pas qu’on me dise que Jésus était d’origine juive. Je répétais ce que j’avais appris: que Jésus n’avait jamais été juif. À cette époque, ceux qui ne pensaient pas comme nous, on les traitait de « Juifs de l’intérieur ».
Page du Talmud montrant le dialecte hébreu de Beyrouth. (Fourni)
Pourtant, dès mes 14 ou 15 ans, j’ai commencé à me poser des questions, et à essayer de comprendre cette détestation flagrante qui existait contre les Juifs. J’ai alors commencé à poser des questions à mon père, je lui demandais: « Puisque Abraham est né en Irak, que ses enfants sont nés près d’Alep, et que ses petits-enfants ont vécu à Hébron, pourquoi ne considérerions-nous pas Abraham et ses descendants comme une partie du peuple syrien ? » Mon père n’a jamais réussi à me donner une réponse valable.
À cette époque, je commençais à fréquenter des amis communistes. J’ai été très attiré par la laïcité qu’ils promouvaient. Pour eux, l’être humain, quel qu’il soit, chrétien, juif ou hindou, était tout autant respectable. C’est avec eux que j’ai fait mes premiers pas vers la laïcité. Les années ont passé et j’ai pendant longtemps vécu avec ce paradoxe en moi : l’amour envers mon père, mes amis du PPS et mes amis communistes.
Une autre guerre civile, beaucoup plus longue celle-là, s’est déclenchée au Liban le 13 avril 1975. Mon village a été sous l’emprise de combattants chrétiens fanatiques. Ils s’opposaient au parti de mon père, aux communistes et à tous ceux qui défendaient la cause palestinienne ou souhaitaient la paix avec les musulmans. Ma famille était menacée. Les miliciens du parti de mon père nous ont apporté discrètement des kalachnikovs, et j’en ai reçu un, sans savoir comment m’en servir. Un de mes cousins m’a appris en deux heures le maniement du fusil. Je n’ai jamais tiré une seule balle de toute ma vie. Ce fusil m’a accompagné jour et nuit pendant des mois pour défendre ma famille, et rien d’autre.
Les commandos américains débarquent à Beyrouth en juillet 1958, à la suite de la première guerre civile libanaise entre la gauche majoritairement musulmane et la droite chrétienne. (AFP)
Les années passent, je deviens un père de famille, toujours laïc, et toujours non engagé en politique. En mars 1995, lorsque mon père est décédé, j’ai pu m’exprimer avec plus de liberté. J’ai commencé à exprimer mes idées personnelles, que je n’étais pas antisémite, que je n’étais pas contre les Juifs. Avant le décès de mon père, je n’avais pas eu le courage de m’exprimer ainsi. Trois mois après son décès, le 27 juin 1995, j’ai écrit mon premier article sur les Juifs du Liban. J’ai été félicité par téléphone par le président de la communauté juive d’alors, M. Joe Mizrahi. Il a désiré me rencontrer, mais malheureusement, nous n’avons pas eu ce plaisir. Je souhaitais m’entretenir avec lui à son bureau de Gemmayzeh mais il s’était à l’époque absenté en France. Ses employés l’ont contacté de Beyrouth par téléphone et j’ai pu parler avec lui. Il se souvenait de moi et il a demandé à ses employés de me fournir le registre des tombes du cimetière de Beyrouth avec la carte correspondante pour me remercier de mes recherches. C’était en 2003. Il m’a alors autorisé à faire des recherches sur le site du cimetière.
Depuis 1995, mes recherches n’ont jamais cessé. Je suis resté quatre mois à me plonger dans les souvenirs du vieux cimetière juif de Beyrouth, à tenter de déchiffrer les inscriptions sur les stèles. J’y ai découvert des épitaphes, parfois très touchantes. J’ai été particulièrement bouleversé par l’une d’elles, où il était écrit : « À cette personne morte jeune ». Cette femme, Matilda, fille de Moïse Greenberg, est décédée à l’âge de 39 ans, le 30 octobre 1909. Cinquante et un jour plus tard son père Moïse Eleazer Greenberg est décédé lui aussi le 20 décembre 1909 à l’âge de 69 ans, ne parvenant pas à supporter cette douleur. Il a été enterré à côté de sa fille. Une autre jeune fille, très malheureuse à la suite du décès de son père, est morte tout de suite après lui. Elle a été enterrée à ses côtés.
Nagi Zeidan inspecte le cimetière juif de Beyrouth après que plusieurs tombes ont été endommagées en 2019 (AFP)
Et puis il y a le père de famille Srour, mort en même temps que ses enfants lors de la grande famine de 1916. Ils sont enterrés tous les trois au même endroit. Sur certaines stèles, on trouve des poèmes tristes calligraphiés en arabe, gravés sur le marbre, avec parfois quelques simples phrases, comme « priez pour eux », en langues arabe et française.
J’ai compris mille choses à propos des Juifs, qui étaient tout le contraire de ce que l’on m’avait appris dans mon enfance. J’ai ressenti de la tendresse pour ces personnes en lisant leurs épitaphes, je me suis dit qu’il était possible de vivre fraternellement avec eux, de dialoguer.
Pierre tombale hébraïque d'un cimetière juif au Liban. (Fourni)
Lors de la rénovation et du nettoyage du cimetière juif de Sidon entre 2015 et 2018, j’ai découvert plusieurs tombes enfouies sous le sable, pour certaines, j’ai pu lire le nom du défunt grâce à des amis qui m’ont traduit l’écriture en hébreu. Ce cimetière avait été vandalisé à plusieurs reprises, surtout après l’évacuation de l’armée israélienne de la ville en février 1985. La majorité des stèles avaient été saccagées et des tombes s’étaient écroulées quand du sable avait été déplacé du cimetière. J’en avais les larmes aux yeux.
Mon équipe et moi-même avons dû réenterrer les défunts avec beaucoup de respect et de dignité. J’ai pris des photos et j’ai tout filmé pour garder en mémoire tout ce que j’avais vu et réalisé. Je connais par cœur ce cimetière, j’en connais les moindres petits détails. J’ai commencé à archiver et sauvegarder chacune des tombes mises au jour. Ce cimetière occupe une place toute particulière dans mon cœur, c’est une partie de moi-même et les défunts sont devenus comme des membres de ma famille.
Le cimetière juif abandonné de Sidon, où Nagi Zeidan a entrepris des rénovations. (Getty Images)
Ma responsabilité était de remettre les choses en état et de sortir de l’anonymat certains des défunts enterrés depuis de nombreuses années. J’ai posté des articles sur ma page Facebook concernant mon travail au cimetière et à la suite de cela, un grand nombre de Juifs libanais de la diaspora m’ont contacté pour savoir si j’avais retrouvé la tombe de leurs parents. Parfois on m’a demandé de filmer et de prendre des photos des tombes de leurs défunts.
Je suis devenu un autre homme. Tous mes amis juifs me respectent et je les respecte. Dans quelques semaines mon livre sur l’histoire des Juifs du Liban sera publié en France, ce sera l’aboutissement de vingt-cinq années de recherches.
J’espère que mon témoignage laissera des traces et démontrera qu’il existe des ponts entre les hommes, entre les communautés, et qu’un dialogue est possible.
Nagi Gergi Zeidan
Watermael-Boitsfort, Belgique, le 25 juillet 2020