Le président Donald Trump n’aime ni la Diversité, ni l’Équité, ni l’Inclusion ( D.E.I.). Et il en informe en mondovision toutes les entreprises qui commercent avec les USA. Sous pression, ses ambassades ont donc récemment écrit aux entreprises pour les prier de respecter son choix. «Nous vous informons que le décret 14 173 concernant la fin de la discrimination illégale et rétablissant les opportunités professionnelles basées sur le mérite, signé par le président Trump, s’applique obligatoirement à tous les fournisseurs et prestataires du gouvernement américain, quels que soit leur nationalité et le pays dans lequel ils opèrent.»
La campagne anti-diversité a été initiée le 20 janvier avec un décret déclarant illégales les politiques d’inclusion volontaire liées au genre, à l’âge, aux origines ethniques, à la classe sociale ou l’orientation sexuelle et le handicap dans les institutions fédérales et les entreprises. En France et ailleurs, des sociétés ont été sommées de certifier qu’elles ne font pas/plus la promotion de ces valeurs, sous peine de perdre leurs contrats avec les États-Unis. Cette guerre contre les pratiques de DEI a créé stupéfaction et inquiétude. Le décret stipule qu’elles «… violent le texte et l’esprit de nos lois fédérales sur les droits civiques, mais portent atteinte à notre unité nationale.
En France et ailleurs, des sociétés ont été sommées de certifier qu’elles ne font pas/plus la promotion de ces valeurs, sous peine de perdre leurs contrats avec les États-Unis. Cette guerre contre les pratiques de DEI a créé stupéfaction et inquiétude.
Azouz Begag
Elles nient, discréditent et sapent les valeurs américaines traditionnelles de travail, d’excellence et de réussite individuelle, au profit d’un système de spoliation identitaire illégal, corrosif et pernicieux». Chez les Gaulois, la diatribe passe mal. Surtout l’adjectif «pernicieux» qui décrit quelque chose de nuisible, maléfique ou sournois, qui camoufle son venin sous une apparence inoffensive...
Le président Trump poursuit: «Les Américains qui travaillent dur et qui méritent de réaliser le rêve américain ne devraient pas être stigmatisés, rabaissés ou exclus de certaines opportunités en raison de leur origine ethnique ou de leur sexe.» Traduction: les hommes blancs sont victimes de la DEI. En 2022-2023 déjà, alors que les républicains avaient fait feu sur la «théorie du genre», le «wokisme», l’administration Trump déclare à présent que les entreprises privées sont désormais passibles d’enquêtes pour leurs pratiques illégales de DEI. Le virage est brutal, soixante ans exactement après la naissance de l’Affirmative action dans ce pays où l’esclavage et la ségrégation ont fait des ravages.
En 2005, nommé ministre de la Promotion de l’égalité des chances, j’avais activement contribué au déploiement de la Charte de la diversité des entreprises pour lutter contre les discriminations qui touchaient les minorités visibles dans l’emploi.
Dans les années 90, pour avoir souvent été invité aux USA comme visiting professor, (à Cornell University, Swarthmore college…), j’avais été frappé par l’Affirmative action dans ce pays bouillonnant, créée en 1965, après les émeutes raciales à Los Angeles, puis Detroit et Newark. La lutte vigoureuse contre les discriminations dans l’emploi était lancée. Un décret du président Johnson obligeait les entreprises prestataires de travaux publics à démontrer leur absence de discrimination par une action affirmative, afin de remédier au taux de chômage des Noirs, deux fois supérieur à celui des Blancs. Créée pour l’application de ces lois, la Commission pour l’égalité des perspectives d’emploi[1], EEOC, exigeait des grandes entreprises un rapport sur la composition raciale de leurs ressources humaines.
Par la suite, en 1969, Nixon introduisait l’obligation de soumettre un plan de recrutement d’un nombre donné d’employés appartenant à une minorité… Ce sont ces actions pragmatiques qui, trente ans plus tard, dans les années 2000, allaient inspirer la politique d’égalité des chances en France, et pour laquelle le président Jacques Chirac et le Premier ministre de Villepin m’avaient nommé au gouvernement. La promotion de la diversité requérait l’engagement des entreprises à combattre les discriminations contre les minorités visibles en particulier, «les Noirs et les Arabes», comme on dit en langage courant. Quelques milliers avaient signé la Charte,[2] parmi lesquelles de grands groupes, mais sans contrainte. Nous étions en France, un pays où tout communautarisme et distinction ethnique ont toujours été suspectés, et la discrimination positive infondée en droit, et le comptage ethnique et l’identification des origines interdits.
Cependant, la croisade de Donald Trump contre la DEI suscite un rejet spontané au pays de la Révolution de 1789. La Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen qui avait suivi, définissait l’égalité dans l’accès des citoyens aux emplois publics, la présomption d’innocence, la liberté d’opinion et d’expression, les étrangers jouissaient eux aussi des droits fondamentaux… Depuis, il existe un «esprit français» pour lequel tous les citoyens sont égaux, sans distinction de race, de classe, de sexe, de religion. Seuls comptent leurs vertus et mérites personnels. C’est la méritocratie.
Elle est ancrée dans l’ADN français. Elle l’a même été si fermement, que ce n’est que depuis un quart de siècle que les institutions ont admis la réalité des inégalités et discriminations affectant les minorités dites «visibles». Je fais partie de cette génération d’enfants d’immigrés algériens dont les parents ont fui la misère coloniale pour s’exiler en France après la seconde guerre mondiale. Né à Lyon dans un bidonville, j’ai passé mon adolescence en banlieue. Ma sensibilité est «à fleur de peau» depuis mon enfance sur le racisme et les discriminations qui ont affecté la vie des jeunes issus de l’immigration, stigmatisés sur la base de leur religion, leur faciès, leur adresse dans une cité-ghetto.
Dans les années 60 et 70, aucune loi ne les protégeait du racisme et de la violence institutionnelle. Comme moi, toute une génération a ainsi grandi dans l’angoisse de la police et de la répression. D’être illégitimes. Nos regards étaient portés vers les USA.
Dans les années 60, les mouvements collectifs des Noirs Américains pour les droits civiques et contre la ségrégation nous ont profondément marqués. C’était notre référence culturelle et politique. Notre génération s’est identifiée à la culture des Noirs Américains à travers le cinéma, la musique, le sport et la politique. Martin Luther King, Rosa Parks, Malcolm X, les Black Panthers, Angela Davis, les athlètes Tommie Smith et John Carlos aux Jeux olympiques de 1968, Mohamed Ali… ont été parmi les figures de notre identité de minoritaire en France. Dans nos cités, des quartiers étaient appelés le Bronx et Chicago.
Dans la décennie 80, ces figures américaines ont inspiré le mouvement collectif national des jeunes ethniques.[3] De grèves de la faim en manifestations, «la Marche des Beurs» pour l’égalité et contre le racisme, copiée sur celle de Martin Luther King pour l’emploi et la liberté en 1963, allait booster la politique d’intégration en France. Nous étions «en marche»! La diversité était notre slogan. L’égalité notre étendard. La France avait accordé une telle confiance aveugle à son modèle d’intégration, qu’il l’empêchait de tirer profit des expériences nord-américaines.
On parlait avec dédain de modèle communautariste. En fait, ce n’est pas par hasard si les États-Unis ont été le terrain où les politiques publiques ont pris en charge le sort des minorités ethniques avec pragmatisme. Leur histoire est jalonnée de plusieurs siècles de discriminations solidement ancrées, d’abord dans les institutions de l’esclavage, ensuite dans celles de la ségrégation des années 1950-60. Pour y remédier, fut créée l’Affirmative action. Elle incitait à des actions concrètes pour sensibiliser les entreprises à la promotion de l’égalité des chances, et aider les membres de minorités ethniques, surtout les Noirs, les Indiens, les Hispaniques et les Asiatiques. Leurs handicaps se manifestaient surtout dans le niveau d’éducation générale et les qualifications auxquels ils accédaient, toujours inférieur à celui de la moyenne nationale. En aucun cas, il ne s’agissait de les discriminer positivement avec un traitement préférentiel en vertu de leur «race», indépendamment de leurs mérites et compétences personnels.
Cependant, cet argument a été systématiquement utilisé par les ennemis de l’Affirmative action pour récuser toute correction des inégalités en faveur des minorités. Si bien qu’avec les années, cette philosophie allait se modifier dans une deuxième étape de l’Affirmative action. Dans les années 70, puis 90, des jugements furent rendus par des tribunaux et des instructions données par l’EEOC chargée de surveiller l’application de la politique anti-discrimination dans l’emploi, qui instauraient des quotas ethniques au détriment des compétences du candidat. Cette défaillance apparaissait par exemple lorsque l’EEOC fixait des objectifs chiffrés et un calendrier à l’entreprise pour l’emploi des minorités, et qu’à l’approche de l’échéance, celle qui ne les avait pas atteints privilégiait in fine le seul critère de la race pour satisfaire l’EEOC.
C’est ainsi qu’une politique destinée à assurer l’égalité des chances dans le recrutement, était biaisée par l’application de quotas par l’entreprise, et que des Blancs risquaient d’être refusés à des postes sur le seul critère de race. Certains dénonçaient que des minorités, qu’ils considéraient comme dépourvues de mérite et de compétences, se voyaient quand même attribuer des avantages indus, fondés sur des préjudices révolus. Tel était le talon d’Achille de l’Affirmative action et de la discrimination positive aux USA. Il révélait un conflit latent entre le groupe majoritaire et celui minoritaire dans «la lutte des places et des classes».
L’administration Trump exploite encore aujourd’hui ce clivage politique, avec ce mot, «pernicieux», qui laisse penser à un complot, un poison. L’Europe est ainsi plongée dans le désarroi. Alors qu’on pensait que les acquis de l’égalité des chances étaient sanctuarisés, les républicains américains dynamitent un important levier d’égalité et d’espoir pour les minorités en Europe, où l’immigration est un défi politique majeur. Que l’Amérique décrète la diversité illégale et veuille l’imposer en Europe va y faciliter l’emprise des extrêmes-droites anti-immigration. Sous pression, quelques sociétés obtempèrent déjà, alors même que l’Union européenne a voté en 2021 une directive, applicable en 2025, qui oblige les entreprises à présenter dans leur bilan les mesures de promotion de la diversité et leurs résultats. Clairement, sur ces valeurs d’inclusion, les destins américain et européen vont désormais à contresens. Aux USA, vingt ans auparavant, la notion même de discrimination positive paraissait déjà anachronique, le thème de la diversité l’avait recouverte. Moins ethnicisée, moins polémique, elle passait mieux. Les entreprises recherchaient l’inclusion raciale à l’époque de l’internationalisation des productions, de la globalisation des savoirs et des échanges. Recruter dans un vivier multiracial était «tendance» et rentable.
Avec Donald Trump, c’est une histoire de notre Amérique qui s’éteint. Bientôt, les budgets des agences fédérales comme la Division des droits civiques et l’EEOC seront découpés à la tronçonneuse. L’Amérique sera débarrassée de cette idée, déclarée stigmatisante pour l’homme blanc: l’égalité des chances. Ce sera chacun pour soi et Dieu pour tous. Make America Great Again, you said?
[1] Equal Employment Opportunity Commission
[2] Au début des années 2000, avec la Charte de la diversité dans les entreprises, un engagement novateur, le pays prenait alors timidement le virage de l’inclusion concrète. Quelque 5 000 institutions l’ont signée, même si on n’y parle pas exclusivement des Noirs et des Arabes, mais aussi de la parité hommes-femmes, etc.
[3] Azouz Begag, Equality or Ethnicity. France in the balance, Nebraska University Press, 2007
Azouz Begag est écrivain et ancien ministre (2005-2007), chercheur en économie et sociologie. Il est chargé de recherche du CNRS.
X: @AzouzBegag
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est celle de l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.