Depuis plusieurs décennies, l’islam inquiète les Français. L’une des raisons est qu’il a été de plus en plus instrumentalisé par la politique. À droite, les langues s’étaient déjà déliées au début des années 1990, mais dans la décennie suivante, des seuils ont été franchis sur ce sujet brûlant dans la politique intérieure française. On peut affirmer que la présidence de Nicolas Sarkozy en 2007 a fait entrer la France dans une séquence de ruptures.
Trois mois avant son élection, en effet, le 5 février 2007, dans une émission sur TF1 devant des millions de spectateurs, il énonçait: «Personne n’est obligé d’habiter en France. Mais quand on habite en France, on respecte ses règles, c’est-à-dire qu’on n’est pas polygame, qu’on ne pratique pas l’excision sur ses filles, qu’on n’égorge pas le mouton dans son appartement.» Des propos visant directement les musulmans et consistant à reconquérir l’électorat du Front national. Élu, le nouveau président créait aussitôt un ministère de l’Identité nationale et de l’Immigration, une première dans l’histoire.
À partir de là, les citoyens se sont mis à exprimer ouvertement leurs ressentiments vis-à-vis des Arabes, des musulmans, des nouveaux migrants de Syrie, d’Irak, d’Afghanistan…, vus comme les nouveaux envahisseurs du pays. Fermeté et vérité devenaient les maîtres-mots des nouveaux gouvernants décidés à défendre l’identité nationale française. Et les Arabes étaient placés au cœur du réacteur.
Le «ministère de l’Identité nationale et de l’Immigration» était confié à Brice Hortefeux et un débat pernicieux était relancé dans la société sur la compatibilité de l’islam et de la république, avec la burqa en toile de fond. En quelques mois, les dérives antimusulmanes étaient impressionnantes. Cependant, le pic fut atteint par Brice Hortefeux, devenu ministre de l’Intérieur. Alors qu’il était filmé à son insu parmi des militants de son parti, on le voit plaisanter avec un jeune d’origine maghrébine «bien intégré», «qui boit du vin et mange du cochon», et lancer à propos des Arabes: «Quand il y en a un, ça va. C'est quand il y en a beaucoup qu'il y a des problèmes…!»
La polémique enfle sur Internet et se solde par des excuses publiques du coupable. Il sera finalement condamné par le Tribunal de Paris pour injures raciales, mais il n’a pas démissionné pour autant. Ironie du sort, l’ancien ministre a été mis en examen au début de décembre 2020 pour «financement illégal de campagne électorale » et «association de malfaiteurs» dans l’enquête sur le financement libyen de la campagne présidentielle de Sarkozy en 2007. Peu avant lui, c’était Nicolas Sarkozy qui subissait la même condamnation par la justice de son pays.
Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde…
La polémique Hortefeux soulevait une question. Le ministre parlait-il des Arabes et/ou musulmans? On ne sait pas trop, à vrai dire. En France, les deux termes sont confondus. Par exemple, aujourd’hui, affirmer que «tous les Arabes ne sont pas musulmans et tous les musulmans ne sont pas Arabes» sème le trouble dans le public. La majorité des musulmans n’est pas arabe et une partie des arabes ne sont pas musulmans. De même que la majorité des musulmans en France sont des citoyens français et non pas des «immigrés», ils ne sont pas pratiquants, les fondamentalistes sont une minorité parmi les pratiquants et la grande majorité des fondamentalistes ne sont pas des extrémistes activistes…
Par ailleurs, islam ou islamisme? De quoi parle-t-on? Dans le grand public, on ne sait pas bien non plus. Alors que le premier est une religion de paix, le second incarne la violence, la guerre sainte, le culte du pouvoir et de la mort, la barbarie, les attentats et les guerres, les kamikazes et les martyrs. La médiatisation de ce dernier s’est faite au détriment de l’image de l’islam, car les amalgames et les simplifications brouillent l’information des citoyens. En outre, évoquer la différence entre chiites et sunnites laisse perplexe.
La faible connaissance du grand public – y compris des musulmans eux-mêmes – sur les complexités de l’islam est un terreau fertile pour les peurs dont le politique – à droite et à l’extrême-droite – manque rarement l’occasion de profiter à l’approche d’une échéance électorale. En France et ailleurs, comme en Australie avec cet exemple qui prête à sourire. En effet, dans ce grand pays démocratique, à l’été 2013, lors des élections législatives, une jeune femme, Stéphanie Banister, 27 ans, qui briguait un siège à Brisbane, avec le parti ultranationaliste One Nation, s'était fait remarquer lors d'une interview télévisée. Elle y expliquait «ne pas s'opposer à l'islam en tant que pays», mais qu'elle avait «le sentiment que leurs lois ne devraient pas être les bienvenues en Australie». Elle s’opposait à la nourriture haram (au lieu de halal) et menait des actions dans des supermarchés pour plaquer sur des produits des autocollants informant que la nourriture halal finançait le terrorisme. Après quoi, elle avait finalement retiré sa candidature et exprimé ses excuses publiques «pour la gêne occasionnée». C’est une anecdote instructive.
En France, personne ne dira que l’islam est «un pays», mais d’autres idées reçues ont fait école depuis des décennies. Or, en effet, depuis les années 1970, les dérives sémantiques sur l’immigration n’ont jamais cessé, glissant du registre du travail (le travailleur immigré) à celui de la religion (les musulmans). Le mot «immigré» est devenu synonyme d’arabe, le mot «arabe» a viré à l’injure. En une génération, les «Nord-Africains» sont devenus les «musulmans»; les «Chibanis» ayant vieilli, leurs enfants sont devenus les «Beurs», (arabe, en verlan des cités!) puis le mot «Beur», courant dans la décennie 1990, a lui aussi disparu. Le «djihadiste» est né. Ces évolutions sémantiques racontent que l’islam et les Arabes n’ont jamais trouvé leur place dans la société. Pas même dans le vocabulaire.
Déjà, du temps de la colonisation française en Algérie (1830-1962), les dénominations des populations locales étaient confuses: indigènes, arabes, musulmans, Français musulmans, Kabyles… Cela perdure de nos jours à propos des Arabo-Maghrébins de France. Même au plus haut niveau de l’État. Ainsi, en 2002, la porosité entre les mots «musulman», «Français issu de l’immigration» et «arabe» avait suscité une controverse à l’Assemblée nationale. C’était lors d’un débat sur le vote des étrangers aux élections locales.
Depuis les années 1970, les dérives sémantiques sur l’immigration n’ont jamais cessé.
Un ministre de droite avait qualifié deux membres du gouvernement de «musulmans», Tokia Saïfi et Hamlaoui Mekachera, d’origine algérienne. Il avait soulevé un tollé chez les socialistes. Il aurait dû dire «Issu de l’immigration», le terme aurait mieux valu en effet que «musulman». Aurait-on pu l’imaginer citer d’autres membres du gouvernement et les associer à leur religion, juif ou chrétien? Impossible. Cela dit à quel point le thème de la religion est sensible au pays de la séparation de l’Église et de l’État. Le plus curieux est que les mêmes égarements se reproduisirent deux ans plus tard. En 2004, on assistait à une première: la nomination en Conseil des ministres d’un «préfet musulman», Aïssa Dermouche, par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur. Les médias s’enflammèrent. Le président Jacques Chirac rectifia et qualifia Aïssa Dermouche de «préfet issu de l’immigration».
Que racontent ces confusions? À Paris, on pense encore les Français issus de l’immigration maghrébine comme des «musulmans». Une communauté. Un électorat. Mais comment les nommer, en fait? Citoyens d’origine musulmane, maghrébine, arabe, issus de l’immigration, concitoyens français originaires du Maghreb et du continent africain, de Type nord-africain (TNA), de souche non européenne…? Toujours est-il que ces ambiguïtés ne concernent en fait que l’islam. Il s’est invité dans toutes les porosités et les défaillances du système français d’intégration des minorités venues du Maghreb. Il s’est introduit en même temps que les peurs liées à la précarité économique et d’autres changements qui ont bousculé la vie quotidienne des gens. Les Français se sont alors retrouvés sur un nouveau terrain d’affrontement: les duels identitaires. Contre le halal, le drapeau algérien, la viande de porc, le voile, les mosquées… Même le mot «communautarisme» est devenu synonyme de «musulman». Comme «le séparatisme», dont on parle beaucoup en cette fin d’année 2020.
Les effets de cette escalade sont dévastateurs. Elle a provoqué depuis une trentaine d’années d’importantes lésions dans le corps social et dans les villes, notamment les cités de banlieue où les habitants issus de l’immigration arabo-musulmane sont très présents… À n’en pas douter, une des solutions pour les réparer est de promouvoir sans relâche les connaissances académiques du grand public sur l’islam, ses penseurs et ses complexités. Non pas les rejeter. L’apprentissage de la langue arabe doit être élargi dans le système éducatif français, alors même que des intellectuels dénoncent cette idée comme alimentant le terrorisme. Comme souvent, l’école et le savoir sont les bases fondamentales pour apprendre à vivre ensemble. Ne dit-on pas qu’en islam, un savant vaut mieux que mille croyants ?
Azouz Begag est écrivain, chercheur au CNRS et ancien ministre (2005-2007).
Twitter: @AzouzBegag
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