Il ne reste que peu d'espoir pour les Libanais, en dépit des spéculations qui laissent présager la formation imminente d'un nouveau gouvernement. Ces hypothèses font suite au discours prononcé la semaine dernière par le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, dans lequel il a estimé qu’il ne fallait plus attendre avant de former un gouvernement.
Le consensus fait défaut parmi les acteurs politiques au Liban, même si l'on évoque un gouvernement composé d'une «armée» de vingt-quatre ministres qui contenterait les différents partis politiques. Si l'accord de partage du pouvoir entre les différents partis semble être au cœur des négociations, les enjeux sont en réalité bien plus complexes. Même si un gouvernement était constitué rapidement, que ce soit par le Premier ministre désigné, Saad Hariri, ou par une autre personnalité, il ne pourra que regarder le pays couler. Ce gouvernement, s’il est formé, devra endosser la responsabilité de l'effondrement du Liban. M. Hariri sera-t-il disposé à assumer cette responsabilité?
Le mois dernier, l'ambassadrice américaine au Liban, Dorothy Shea, a appelé à former un gouvernement capable de s’engager à mener des réformes. Mais la grande question est de savoir comment… On peut d'ailleurs légitimement se demander pourquoi l'initiative française a échoué jusqu’ici. En effet, un gouvernement d'union chargé de réformer le pays n’est qu’une notion utopique. La classe politique ne peut guère procéder à des réformes. Toute réforme supposerait un audit qui incriminerait les politiciens au pouvoir. Si la classe politique parvenait toutefois à constituer un cabinet avec des politiciens peu connus, nous finirions par nous retrouver avec un gouvernement dysfonctionnel de prétendus technocrates. Cela signifierait ni plus ni moins la continuation du gouvernement inefficace du Premier ministre sortant, Hassan Diab.
La communauté internationale menace de sanctionner l'élite politique si cette dernière n’engage pas de réformes, ce qu’elle ne peut faire en réalité. Une seule solution pourrait sauver le Liban: que l'élite politique baisse les bras. Mais le fera-t-elle un jour? Les politiciens se trouvent au pied du mur: pour éviter d’être incriminés, ils doivent rester au pouvoir. Mais dans cette éventualité, ils seront les premiers à supporter le poids de l'effondrement du pays. Tous les scénarios mènent à une impasse. Un politicien m'a confié que c’est une question de temps avant que la classe politique ne signe elle-même son arrêt de mort.
Le président du Parlement libanais, Nabih Berry, a fait savoir que le pays risquait de couler comme le Titanic, avec tous les Libanais à bord. Les politiciens sont conscients de ce danger. Il y a quelques semaines, le député Elie Ferzli est sorti de ses gonds lors d'une interview télévisée. Que ce politicien chevronné perde son sang-froid signifie que la classe politique libanaise se sent acculée. Cependant, les capitaines ne couleront pas avec leur bateau. Ils le quitteront si on leur propose de partir sur un canot de sauvetage. Ainsi, ils cherchent à quitter le navire avec élégance, ou alors le scénario du Titanic se produira au Liban.
Alors que le pays fait face à une situation difficile, il ne s'est pas encore totalement effondré. La monnaie a perdu 90% de sa valeur, mais elle garde toujours une «certaine valeur». Malgré les troubles et les accidents qui se succèdent, il existe un appareil de sécurité qui maintient un certain niveau d’ordre public. Les services gouvernementaux fonctionnent toujours, même s'ils ne sont pas efficaces. Cependant, si le pays s'effondre, il sera très difficile de recoller les morceaux.
L'exemple le plus proche est l'Irak après l'invasion de 2003 et la chute de Saddam Hussein. En raison de la politique à courte vue de la débaasification, les États-Unis ont dissous le parti Baas et indirectement démantelé les institutions étatiques. Près de deux décennies plus tard, le pays ne s’en est toujours pas remis. L’effondrement du Liban doit donc être évité à tout prix, et les politiciens doivent se voir offrir une sortie de secours gracieuse.
Bien qu’un départ négocié de l’élite politique puisse ne pas sembler juste, c'est la meilleure solution possible pour sauver le pays de l'effondrement total
Dr. Dania Koleilat Khatib
Les groupes de protestation de la thawra («révolution »), guidés davantage par des idéaux que par des idées réalistes, veulent traduire les politiciens en justice. C'est une approche dangereuse, qui mènera à une confrontation qui pourrait être un coup fatal pour le pays. Cela mettra également l’armée libanaise dans une position difficile. Il faudrait donc conclure un accord avec l'élite politique. La communauté internationale devrait exercer une pression sur eux. L’outil le plus important est la loi Magnitsky, adoptée en 2012 par les États-Unis, qui a fait des ravages sur Gebran Bassil, le gendre du président Michel Aoun, et l’ancien ministre des Affaires étrangères. Le Trésor américain doit savoir où chaque politicien possède des comptes et d'où provient son argent. Washington devrait également pouvoir offrir une voie de sortie honorable aux politiciens, s’ils acceptent de restituer une partie des fonds qu'ils ont accumulés au fil des années.
Les discussions avec les différents responsables politiques sur les garanties qu'ils recevront en quittant la scène politique libanaise devraient commencer dès maintenant. En plus de la restitution des fonds, les dirigeants politiques devraient accepter que certains de leurs lieutenants et partenaires soient traduits en justice afin d’apaiser la colère des Libanais. Cela se profile déjà… Un entrepreneur influent a ainsi commencé à vendre ses actifs, alors que le politicien qui le protégeait a cessé de le couvrir en raison de la pression populaire liée à la vague de manifestations née en octobre 2019.
Les Libanais sont de plus en plus en colère, ils demandent que les politiciens soient traduits en justice, mais ils devraient avoir des exigences plus réalistes. Des solutions pragmatiques qui minimisent les pertes doivent être recherchées. Bien qu’un départ négocié de l’élite politique puisse ne pas sembler juste – car les politiciens aux rênes du pays devraient être les premiers jugés – c'est la meilleure solution possible pour sauver le pays de l'effondrement total. En fin de compte, la politique est l'art du possible.
Le Dr Dania Koleilat Khatib est une spécialiste des relations américano-arabes, et en particulier du lobbying. Elle est cofondatrice du Centre de recherche pour la coopération et la consolidation de la paix, une ONG libanaise. Elle est également chercheure affiliée à l’Institut Issam Fares pour les politiques publiques et les affaires internationales de l’université américaine de Beyrouth.
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur arabnews.com