La capitale du nord du Liban est en flammes. Tripoli est le théâtre de violentes émeutes depuis quelques jours. Autrefois un phare culturel et commercial, la ville appauvrie est victime de la négligence du gouvernement central depuis des décennies. Paradoxalement, elle abrite entre ses murs les demeures de quelques-uns des politiciens les plus fortunés du Liban, mais ceux-là, devenus milliardaires, ont omis d’entraîner la métropole dans leur ascension.
Tripoli est l'une des villes les plus pauvres du Moyen-Orient; 80% de sa population vit avec moins de 2 dollars par jour.
En proie à la pauvreté, la ville est de surcroît durement touchée par la Covid-19. Ceux qui peinaient déjà à joindre les deux bouts ont été anéantis par le couvre-feu. Vivant au jour le jour, les chauffeurs de taxi, porteurs, vendeurs ambulants entre autres se sont retrouvés tout d’un coup sans revenu. Le gouvernement a initialement promis un programme d’aide, mais fidèle à lui-même, sa promesse est restée lettre morte.
En colère, affamés, les jeunes ont envahi les rues. Les manifestations de la semaine dernière se sont transformées en émeutes, laissant un mort et 226 blessés dans leur sillage. Mais ce soulèvement populaire était prévisible. Un membre de la municipalité de Tripoli m’a fait part d’une de ses récriminations au sujet de la détérioration de la situation, dans la ville mais aussi dans le nord du pays. Il m'a confié que les habitants des quartiers pauvres de la couronne métropolitaine, particulièrement Bab el-Tabbaneh, l'ont menacé, ainsi que ses collègues, d’effectuer une razzia dans la ville pour subvenir à leurs besoins si le gouvernement ne leur fournit pas un minimum de secours.
De nombreux émeutiers sont des habitants de la ville, de Jabal Mohsen ainsi que d'autres quartiers pauvres du nord affiliés à Saraya Al-Muqawama, une branche de l'appareil de sécurité du Hezbollah.
Mais les émeutes ne se sont pas aussi spontanées qu’on pourrait le croire. Bien entendu, elles sont réellement alimentées par la population affamée. Néanmoins, des forces extérieures la guident et nourrissent la violence à des fins politiques. Un contact à Tripoli me parle d’émeutiers qui portent des centaines de bâtons de feux d'artifice et des cocktails Molotov. Comment quelqu'un qui n'a pas les moyens d'acheter une miche de pain peut-il s’offrir de telles armes? Un autre contact raconte avoir participé aux manifestations avec ses amis; mais quand ils ont perçu des actes de violences orchestrés, ils ont immédiatement quitté les lieux.
Les émeutiers opéraient selon un plan bien défini. Ils ont créé une diversion qui a obligé les gardes du Sérail, le quartier général du gouvernorat du Nord-Liban, à les suivre. Leurs acolytes en auraient profité pour incendier la municipalité. La question reste de savoir, qui pourraient bien profiter de ces violences? Le premier ministre désigné Saad Hariri a diffusé un communiqué où il accuse directement l'armée qui, d’après lui, «s’est tenue à l’écart» pendant qu’on incendiait le bâtiment. Ces violences constituent certainement pour lui une occasion rêvée de marquer des points sur le président Michel Aoun, et de souligner l'incompétence de ce dernier, incapable de diriger le pays. Hariri et Aoun se querellent depuis des mois au sujet de la formation d'un nouveau cabinet, puisque ce dernier insiste sur un quota qui préserve l'influence de son gendre Gebran Bassil ainsi que de son principal allié, le Hezbollah.
Al-Akhbar, un journal affilié au Hezbollah, a pointé des «ambassades étrangères» du doigt au sujet des émeutes. Deux semaines auparavant, soutient un article, une délégation composée de représentants de plusieurs ambassades occidentales a mis en garde les autorités locales contre une détérioration de la situation, résultat de l'échec de former un gouvernement. Les forces de l’ordre devraient s’abstenir de réprimer la rue qui ne manquerait pas de se soulever. L’article voit dans les émeutes une intention de propager la violence vers d'autres régions du Liban, et de dresser le pays contre le Hezbollah et «l'axe de la résistance», et qualifie les manifestants «d’armée de mercenaires». Un autre partisan du clan Aoun-Hezbollah, le producteur de télévision Charbel Khalil, a tweeté que la révolution a été usurpée par Daech. Il a posté des photos d'anciens combattants de l’État Islamique avec une mise en garde: «Si vous continuez votre révolution rétribuée, voilà ce vous verrez à Tripoli», accompagnée du hashtag «Une révolution volée par des voyous».
Le secrétaire général du Hezbollah Hassan Nasrallah a adroitement manipulé l'extrémisme sunnite pour donner une légitimité à ses activités.
Questionné à ce sujet, mon contact à Tripoli affirme que de nombreux émeutiers sont des habitants de la ville, de Jabal Mohsen ainsi que d'autres quartiers pauvres du nord affiliés à Saraya Al-Muqawama, une branche de l'appareil de sécurité du Hezbollah. Le parti recrute activement de nouveaux membres dans les zones sunnites du Liban, ainsi que dans les camps de réfugiés palestiniens. Profitant de la pauvreté de ces gens, souvent privés de leurs droits de vote, le Hezbollah se retrouve à la tête d’une armée de mercenaires sunnites dont il peut se servir au besoin.
Le secrétaire général du Hezbollah Hassan Nasrallah a adroitement manipulé l'extrémisme sunnite pour donner une légitimité à ses activités. Il a initialement utilisé ce discours lors de sa première incursion en Syrie. Lorsque ses combattants ont traversé la frontière syrienne, il ne pouvait pas avouer qu'il envoyait de jeunes hommes soutenir un dictateur criminel, dont la brutalité, tout comme celle de son père, a fait des ravages au Liban trente ans durant. Il a donc donné comme prétexte douteux la nécessité de protéger la tombe de Zainab, la petite-fille du prophète Mahomet, comme il en donnera d’autres plus tard. L'émergence de Daech a constitué un véritable don du ciel pour le Hezbollah, car elle a offert au groupe une excuse valable pour justifier son intervention en Syrie. Depuis, le Hezbollah ne cesse de répéter le mantra du «terrorisme sunnite» pour maintenir sa légitimité.
Tripoli, aujourd’hui la région la plus désespérée au Liban, est devenue le bouc émissaire d’un nombre d’acteurs politiques qui souhaitent faire valoir leurs intérêts. Mais les émeutes servent principalement les objectifs du Hezbollah, qui s’est toujours opposé à la révolution d'octobre 2019.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com
Dr. Dania Koleilat Khatib est une spécialiste des relations américano-arabes, notamment en ce qui concerne le lobbying. Elle est titulaire d'un doctorat en sciences politiques de l'Université d'Exeter et est une chercheuse affiliée à l'Institut Issam Fares pour les politiques publiques et les affaires internationales à l'Université américaine de Beyrouth.
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