Le taux de change du dollar américain par rapport à la livre libanaise a atteint la semaine dernière les 15 000, une goutte de trop dans le vase débordant de cette crise politique, économique et monétaire aux mille facettes. Les supermarchés sont devenus le théâtre de scènes tragiques où les citoyens, pour la première fois dans l'histoire du Liban moderne, se disputent le lait en poudre, l’huile, le riz et le sucre, désormais denrées rares dans une saison placée sous le signe d’une pénurie qui n’épargne d’ailleurs pas l’essence et autres carburants, en passe de devenir hors de prix.
Les taux de pauvreté effarants qui fusent à travers le pays témoignent de la dégradation des conditions de vie, symptôme de la grande débâcle nationale. L’explosion massive qui a ravagé Beyrouth et son port le 4 août 2020, et qui aurait pu galvaniser le pays et ouvrir une véritable nouvelle page dans la crise politique, s’est finalement terminée avec le pétard mouillé de l’initiative française, pilotée par le président Emmanuel Macron, pour relancer le processus politique et mener à la formation d'un exécutif crédible. Fort de la feuille de route tracée par l’Hexagone afin de sortir le Liban de la tourmente, le gouvernement aurait pu négocier avec le Fonds monétaire international (FMI), les institutions du monde, et les bailleurs de fonds européens et arabes prêts à aider le Liban.
Depuis son lancement il y a sept mois, cette tentative française s’est heurtée à de considérables obstacles. Dans les coulisses libanaises certes, mais aussi face à la pression de l'administration de l'ancien président américain Donald Trump pour priver la sphère politique libanaise qui tourne dans l’orbite du Hezbollah, figure de proue de l’axe iranien, de la moindre bouée de sauvetage qui lui permette d’entretenir cette relation aux allures douteuses.
Mais l’initiative de Macron voit le véritable parcours du combattant prendre les contours de l’arène politique locale. La promesse faite au président français de former un gouvernement de spécialistes compétents et intègres illico est restée lettre morte, et ses auteurs s’entretuent depuis sept mois. Le 31 août 2020, cinq mois après avoir fait avorter les efforts de l'ambassadeur du Liban en Allemagne, Mustafa Adib, de former un cabinet conforme à l'initiative française, les combines politiques des antichambres continuent de faire obstacle au même processus entrepris par l'ancien premier ministre Saad Hariri jusqu’à aujourd’hui.
Ces manigances affectent considérablement l’esprit de l'initiative du président Emmanuel Macron, et qui voit sa trajectoire changer depuis quelques semaines, particulièrement au niveau de la composition du futur gouvernement. La position française, qui prônait initialement un gouvernement d’experts non affiliés à des partis politiques, baisse le ton. Elle se mue en un appel aux dirigeants politiques libanais de respecter un minimum de critères dans la nomination des ministres, tels que la compétence et l'honnêteté, afin de lancer le processus de sauvetage chapeauté par la France et ses partenaires européens et arabes.
Il serait difficile, voire impossible, de sauver un pays dirigé par une classe politique localement et universellement reconnue comme corrompue et inapte, alors que le Hezbollah, qui s’infiltre par toutes les fissures, est devenu le seul et unique décideur.
Ali Hamade
Mais même cet assouplissement dans les conditions macroniennes ne permet à Saad Hariri de remplir sa mission, d'autant plus que les conditions économiques et monétaires se sont fortement érodées, ce qui plonge le pays dans l’instabilité sociale au milieu d’un contexte potentiellement explosif.
Aujourd'hui, alors que la République croule sous le poids de sa plus grande crise existentielle depuis 1920, les politicailleries se poursuivent entre les acteurs locaux afin de soutirer de petits gains çà et là au prochain exécutif. Le Hezbollah, incontournable figure de la crise, continue pour sa part d'étendre son influence dans une mise en échec avérée de toute tentative économique ou fiscale de sauver le Liban. Son contrôle sur le pays des cèdres éloigne les communautés arabes et internationales impatientes d’aider le Liban et les Libanais, crée un obstacle majeur à l'acheminement de l'aide et des prêts, et entrave les plans de réforme que tout cabinet libanais est tenu de mettre en œuvre, à commencer par les négociations avec le FMI, jusqu’au grand ménage au sein des institutions publiques, épicentre de la ruine.
Il serait difficile, voire impossible, de sauver un pays dirigé par une classe politique localement et universellement reconnue comme corrompue et inapte, alors que le Hezbollah, qui s’infiltre par toutes les fissures, est devenu le seul et unique décideur. Son emprise tentaculaire sur les institutions de l’État lui confère le pouvoir, au bon moment, de procéder à un changement du système qui toucherait entre autres la constitution et les déclinaisons du partage du pouvoir.
Et ce visage du Liban qui nous réveille depuis 100 ans, depuis les premiers jours de la République, deviendrait alors méconnaissable.
Le mantra que je répète est loin d’être gai. Cette crise libanaise aiguë est une lutte pour l’existence avant tout, avant l'économie et la monnaie et les tranchées politiques. C'est une lutte qui soulève la plus grande des questions: est-ce le début de la fin du Liban, notre Liban ?
Ali Hamade est journaliste éditorialiste au journal Annahar, au Liban.
TWITTER: @AliNahar
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.