Convié par le chef d'État-Major des armées françaises, le général François Lecointre, le commandant de l'armée libanaise, le général Joseph Aoun, a effectué une visite de deux jours à Paris. Un voyage d’autant plus remarquable, diraient d’aucuns, que le général Aoun, en plus de s’entretenir avec son homologue et la ministre de la Défense, Florence Parly, a reçu une invitation pour un tête-à-tête avec le président Emmanuel Macron au palais présidentiel de l’Élysée, où ce genre de rencontres spéciales est certainement l’exception. Après tout, le président français ne se réunit généralement avec les chefs d’armée en visite que dans le cadre de conférences publiques, ou en leur qualité de délégués spéciaux des chefs d'État qu'ils représentent.
La visite, fruit d’une volonté française d’identifier les besoins urgents de l'armée libanaise au milieu de la grande crise économique et financière qui secoue le Liban depuis octobre 2019, n’est pas passée sous le radar des observateurs.
L’aspect le plus remarquable de la rencontre entre le président français et le chef de l’armée libanaise, vu de Beyrouth, est que le président Macron n’est autre que l’auteur de «l’initiative» politico-économique censée empêcher l’effondrement du Liban. Il avait d’ailleurs présenté sa feuille de route aux dirigeants libanais au début du mois de septembre 2020, à La Résidence des Pins, siège de l'ambassade de France à Beyrouth.
L'initiative s’articule autour de deux axes principaux. Dans un premier temps, la formation d'un «gouvernement de mission» composé d’experts non partisans, qui soient compétents, honnêtes et crédibles. Dans la deuxième phrase, le nouvel exécutif s’engage à appliquer les quarante points de la feuille de route, rédigée par la présidence française afin de trouver une issue à la crise.
Huit mois plus tard pourtant, le Liban n’a pas changé d’un iota. L’initiative française sombre aujourd’hui dans les conflits des dirigeants politiques et se perd dans des exercices comptables qui dépassent l’intérêt du président français, c’est-à-dire le sauvetage économique.
Après tout ce temps, les vagues de la crise ont déferlé sur l’ensemble du pays, ce que la désignation de l'ancien Premier ministre, Saad Hariri, pour former le nouveau cabinet n’arrange pas. La crise affecte toutes les facettes de la vie publique et privée et révèle un État en déliquescence, ainsi qu’une armée, l’une de ses institutions les plus importantes, victimes dans toutes ses branches d'énormes pressions en matière de conditions salariales et de conditions de vie.
Reste une question qui circule parmi les dirigeants politiques libanais à Beyrouth: la tournée du commandant de l’armée libanaise s’inscrit-elle dans le cadre des préparatifs de la bataille présidentielle au Liban prévue pour fin octobre?
Ali Hamade
Le symbolisme particulier de l'armée libanaise remonte à l'époque de la guerre civile, lorsque le Liban a été divisé. L'armée s'est scindée en parallèle, avant de se désintégrer entièrement. Traditionnellement, les Libanais considèrent que «deux institutions» au Liban représentaient l'unité du pays. D’abord, la Banque du Liban, temple de la «monnaie nationale», car selon eux, le système bancaire protège le pays de la division et de la fragmentation en les unissant autour d’un dénominateur commun.
Ensuite, et avec ses forces de sécurité satellites, l'armée incarne le modèle de l’institution qui, après la guerre civile, a réussi à se relever, à rassembler des individus de toutes les tranches sociales et sectaires sous un seul drapeau. Cette dernière a en outre réussi à surmonter les graves crises politiques qui ont ébranlé le pays, tel que l'assassinat de l'ancien président, Rafic Hariri, en 2005 et le retrait des forces militaires syriennes du Liban.
Sans oublier sa capacité à rester à l’écart des virulentes guerres israéliennes avec le «Hezbollah», ou lors de la «Révolution du 17 octobre» qui a embrasé la rue libanaise face à la classe politique corrompue. L'armée a navigué à travers les dédales des conflits politiques sans perdre le cap, même si ses chefs considèrent généralement leur poste comme une dernière halte avant la présidence de la République.
Avec l'effondrement de la monnaie nationale, l'institution militaire semble être le dernier garant. En mars dernier, le général Joseph Aoun a prononcé un discours qualifié comme le premier de ce genre prononcé par un commandant de l'armée. Il s’est exprimé ouvertement au sujet des souffrances causées par la situation économique, et a rappelé que l'armée fait partie du peuple, qu’elle souffre tout autant dans ces conditions difficiles, et qu’elle attend la formation du nouveau gouvernement avec autant d’impatience!
Lors de sa visite en France, le général Aoun a noté un respect pour sa personne, loin de l’opinion française concernant la classe politique libanaise.
Ali Hamade
Cette prise de position est importante en ce sens qu'elle met en lumière les difficultés de l'armée et de ses membres à tous les niveaux, d'autant plus qu’elle a été contrainte de couper dans son budget. En effet, il y a un an, l'institution a pris la décision d'éliminer la viande des repas des soldats. De plus, le général Joseph Aoun a dû envoyer directement des lettres personnelles aux commandants de l'armée arabe et étrangères, sans passer par le gouvernement libanais, afin de demander une assistance en termes de matériel militaire, carburant, nourriture et pièces de rechange. Le seul but est que l’armée puisse continuer, malgré toutes les pressions qu’elle subit depuis de nombreux mois.
Lors de sa visite en France, le général Aoun a noté un respect pour sa personne, loin de l’opinion française concernant la classe politique libanaise. Il a également obtenu une promesse personnelle, sans passer par le gouvernement libanais, de bénéficier de l’appui de la France afin d’initier une conférence internationale en juin pour soutenir l'armée libanaise.
À son retour au Liban, des rumeurs couraient au sujet d’une invitation pour se rendre à Washington et discuter de la possibilité d'un soutien américain à l’institution militaire. L'administration du président américain, Joe Biden, a approuvé il y a quelques semaines un montant de 120 millions de dollars (1 dollar = 0,82 euro) à titre d'aide urgente à l'armée, et tente de trouver le moyen d'allouer des sommes supplémentaires avant la fin de cette année.
Reste une question qui circule parmi les dirigeants politiques libanais à Beyrouth: la tournée du commandant de l’armée libanaise s’inscrit-elle dans le cadre des préparatifs de la bataille présidentielle au Liban prévue pour fin octobre?
Au Liban, les politiciens associent facilement tous les événements au jeu politique interne, et estiment que le monde tourne autour de tel ou tel poste. En réalité, le plus grand défi aujourd'hui consiste à empêcher la dernière institution à unir les Libanais de s’effondrer, et à espérer la renaissance de l'État. Car s’il chute, il serait difficile de rassembler les Libanais avant longtemps, et le pays risque de se désintégrer à nouveau.
Ali Hamade est journaliste éditorialiste au journal Annahar, au Liban.
Twitter: @AliNahar
NDLR: Les opinions exprimées dans cette rubrique par leurs auteurs sont personnelles, et ne reflètent pas nécessairement le point de vue d’Arab News.