La grande mutation dans l’approche française au Liban

 Le Premier ministre libanais désigné Saad Hariri (à gauche) et le ministre français des Affaires étrangères et européennes Jean-Yves Le Drian (à droite) lors de la visite de ce dernier à Beyrouth le 6 mai 2021. (AFP/Dalati et Nohra)
Le Premier ministre libanais désigné Saad Hariri (à gauche) et le ministre français des Affaires étrangères et européennes Jean-Yves Le Drian (à droite) lors de la visite de ce dernier à Beyrouth le 6 mai 2021. (AFP/Dalati et Nohra)
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Publié le Dimanche 09 mai 2021

La grande mutation dans l’approche française au Liban

La grande mutation dans l’approche française au Liban
  • Huit mois sont passés depuis le lancement par Emmanuel Macron d’une initiative pour résoudre la crise libanaise sans qu’aucun progrès ne soit enregistré
  • Le Liban a besoin d’un sauvetage économique et financier, mais il a aussi besoin d’une classe politique nouvelle capable de rétablir la confiance du peuple

La visite qu’a effectuée au Liban le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, jeudi et vendredi derniers, a constitué un point d’inflexion dans l’approche française de la crise libanaise. Huit mois sont passés depuis le lancement par Emmanuel Macron d’une initiative pour résoudre la crise libanaise, notamment dans ses volets économique et financier, sans qu’aucun progrès ne soit enregistré, pas même sur le premier point de cette initiative, à savoir la mise en place d’un « gouvernement de mission ». Celui-ci devait être composé de ministres spécialistes (technocrates), compétents et honnêtes, choisis hors des  partis politiques libanais, que le président Macron avait invités à rester à l’écart tout en soutenant ce gouvernement dans sa mission. Et les forces politiques avaient approuvé à l’unanimité la demande d’Emmanuel Macron.

Cependant, cette initiative, lancée le 2 septembre 2020 lors de la réunion qui a regroupé à la Résidence des Pins (siège de l’ambassade) le président français et les chefs des principaux groupes parlementaires libanais, devait être mise en échec à plusieurs reprises. Ainsi, la tentative de former un gouvernement sous la conduite de l’ambassadeur du Liban en Allemagne, Moustapha Adib, a échoué, ce qui a mené à la désignation du chef du Courant du Futur, Saad Hariri, pour mettre sur pieds un cabinet. Mais la tâche de ce dernier a également été entravée du fait de l’accumulation des désaccords entre lui et le président de la République, Michel Aoun, et, au-delà, avec son gendre Gebran Bassil, chef du Courant patriotique libre. Les désaccords ont porté sur la composition du gouvernement, sur la manière de le former et sur les quotes-parts respectives, sachant que MM. Aoun et Bassil se sont montrés intraitables sur le fait qu’il leur revient de nommer les ministres chrétiens, dans la mesure où cela touche, selon eux, à la préservation des droits des chrétiens au sein du pouvoir libanais.

La recherche d’un moyen de sauver le Liban de sa crise économique et financière aiguë s’est, du coup, rapidement transformée en quête d’un moyen pour former un gouvernement et pour rapprocher ses deux principaux piliers, le cabinet étant la voie unique pour le lancement d’un processus de réforme et de sauvetage du pays. A mesure que le temps passait et que les divergences s’aggravaient autour du gouvernement, l’initiative française s’est transformée en action ardue destinée à restaurer les relations entre les forces politiques libanaises, se laissant ainsi embourber dans les sables mouvants de la petite politique libanaise.

Malgré la souplesse dont ils avaient fait preuve au sujet des caractéristiques du gouvernement, les Français ont donc échoué à un point tel qu’ils ont fini par accepter que le cabinet regroupe des représentants des principaux partis politiques du pays. Cela a eu pour effet de dépouiller l’initiative de son élan psychologique, dans la mesure où il s’agissait à la base de former un gouvernement à l’écart des partis, sachant que ces derniers étaient et restent aujourd’hui accusés par l’opinion publique libanaise dans l’ensemble d’être responsables de la situation désastreuse à laquelle le pays est arrivé et des crises inédites depuis sa création en 1920 qu’il connaît actuellement. Et c’est dans ce cadre que ces partis continuent d’entraver la formation du gouvernement et de camper chacun sur ses positions, à l’heure où le Liban est parvenu, lui, au-dessus du précipice.

Depuis quelques semaines, alors que Paris est conscient de son impuissance à enregistrer des progrès au Liban, il est de plus en plus question que la France impose des sanctions à l’encontre de chefs politiques libanais qu’elle accuse d’entraver la mise sur pieds d’un cabinet, ainsi que contre des personnalités soupçonnées de corruption. Cette évolution s’est fondée sur une conviction à laquelle la France est parvenue que les dirigeants libanais n’ont aucun sens des responsabilités à l’égard de leur peuple et que par conséquent il faut cibler leurs intérêts afin de les pousser à agir dans le bon sens, ainsi que le réclame la société civile, dans le but de mettre fin aux souffrances du peuple libanais.

Le plus important, c’est que la mutation est apparue clairement dans l’intérêt qu’a porté M. Le Drian à la société civile, aux groupes de la « Révolution du 17-Octobre » et à des personnalités indépendantes

Ali Hamadé

Quelques jours avant sa visite à Beyrouth, Jean-Yves Le Drian a annoncé que Paris avait lancé un mécanisme exécutif de sanctions à l’encontre d’un nombre de responsables libanais, à commencer par des restrictions à leur entrée sur le territoire français. Puis le soir de son arrivée à Beyrouth, il a tenu à nouveau des propos très durs contre les responsables libanais, précisant qu’il allait adresser à la fois un message au ton sévère aux responsables politiques et un autre de solidarité totale de la France avec les Libanais. « Nous agirons avec détermination avec ceux qui sabotent la formation du gouvernement. Nous avons pris des mesures à titre national et ce n’est que le début », a-t-il dit. C’est ainsi que le chef de la diplomatie française est venu faire part de la colère de la France au sujet des entraves au Liban, s’abstenant de se réunir avec les leaders politiques libanais, à l’exception du président de la République, du chef du Parlement et du Premier ministre désigné, qu’il a cependant rencontrés pour des raisons protocolaires seulement. Mais le plus important, c’est que la mutation est apparue clairement dans l’intérêt qu’a porté M. Le Drian à la société civile, aux groupes de la « Révolution du 17-Octobre » et à des personnalités indépendantes, tout cela étant présenté sous le label de « forces alternatives » aux forces politiques actuelles. Lors d’une réunion élargie, Jean-Yves Le Drian a incité ces « forces alternatives » à s’organiser et s’unir afin de se lancer dans la bataille des prochaines élections législatives, prévues en mai 2022. Il les a appelées à trouver une plateforme commune pour mener la campagne électorale et susciter un changement dans la prochaine législature.

Cette visite peut donc être considérée comme une annonce par Paris que son initiative prend ses distances à l’égard des forces politiques traditionnelles et que, désormais, elle va miser sur les forces alternatives. Les forces traditionnelles demeurent certes très puissantes, et elles disposent de moyens énormes sur le terrain. Cependant, la France et d’autres puissances de la communauté internationales peuvent encourager les forces alternatives à émerger et les aider à trouver leur place sur le futur échiquier politique. Le Liban a besoin d’un sauvetage économique et financier, mais il a aussi besoin d’une classe politique nouvelle capable de rétablir la confiance du peuple et d’assumer la responsabilité de reconstruire un pays épuisé par la corruption et les conflits politiques intérieurs et extérieurs.

Aujourd’hui, il faut donc attendre quelque peu pour savoir à quel point la France va s’engager afin d’aider le Liban à se libérer de sa classe politique pourrie. C’est à ce moment-là qu’il sera possible d’évaluer l’ampleur de la mutation française.   

Ali Hamade est journaliste éditorialiste au journal Annahar, au Liban. Twitter: @AliNahar

 

Les opinions exprimées par les écrivains dans cette section sont les leurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue d'Arab News.