Des années durant, des amis et des collègues, pour bon nombre palestiniens, me disaient que la façon dont Israël gouvernait les Palestiniens (et pas seulement en Cisjordanie occupée et dans la bande de Gaza sous blocus) équivalait à un apartheid. Intellectuellement, je comprenais leur position et leur détresse m’a toujours inspiré la plus grande sympathie. Et pourtant, malgré mon opposition politique et morale fondamentale et, parfois, malgré le dégoût que pouvait m’inspirer le traitement subi non seulement par les Palestiniens à Gaza et en Cisjordanie mais aussi par ceux vivant en Israël même, lesquels sont censés être des citoyens de plein droit, je ne pouvais me résoudre à admettre, y compris en mon for intérieur, que mon pays natal était capable de discrimination volontaire, institutionnelle et systématique, contre ces gens qui, vivant entre le Jourdain et la Méditerranée, se trouvaient ne pas être juifs.
Et pourtant, les preuves s’accumulaient, incontestables. Et toutes menaient aux mêmes conclusions, à savoir qu’Israël s’est peu à peu transformée, les yeux grands ouverts et sourde à toute critique, y compris venant de ses amis, en un régime d’apartheid. C’est ainsi que le rapport récemment rendu public par l’association de défense des droits de l’homme israélienne B’Tselem a eu sur moi un impact profond. Avec courage et une précision chirurgicale, ce rapport se penche sur l’abîme effrayant qui existe entre les droits civiques et politiques dont jouissent les Juifs et l’absence de ces mêmes droits lorsqu’il s’agit des Palestiniens. Entre la perpétuation de l’occupation des territoires et le refus d’accepter, pour de bon, les Palestiniens comme des citoyens à part entière au sein d’Israël, un discours s’est fait jour parmi la majorité juive d’Israël, qui justifie la domination écrasante du récit sioniste. Ou, pour l’exprimer plus succinctement: apartheid.
Des années durant, le discours sécuritaire a dominé la politique israélienne – discours qui, s’il n’est pas dénué de mérites, ne sert à présent qu’à masquer l’objectif d’une domination totale des Juifs sur ce qui jusqu’en 1948 était la Palestine mandataire. Les citoyens palestiniens d’Israël sont dorénavant des citoyens de deuxième classe et ceux qui habitent en Cisjordanie et dans la bande de Gaza continuent de subir l’oppression et la discrimination qu’Israël leur impose en toute impunité. La lecture du rapport de B’Tselem est dérangeante, car elle souligne toutes les situations de la vie quotidienne où les Palestiniens ne jouissent pas des mêmes droits que les Juifs. C’est également un rappel de l’évolution de la situation depuis les tous premiers jours de l’État d’Israël et de sa détérioration constante depuis le début de l’occupation par Israël, en 1967, de la Cisjordanie et de la bande de Gaza. Sur ce petit territoire de 26 000 mètres carrés (Israël, la Cisjordanie et Gaza), Juifs et Arabes ne se contentent pas de vivre des existences séparées, leur expérience en tant que citoyens, ou tout simplement en tant qu’êtres humains, est radicalement différente.
Deux processus distincts, encore qu’étroitement liés, sont à l’œuvre depuis 1967. D’abord, il y a les actes illégaux perpétrés par Israël dans les territoires occupés, en violation flagrante du droit international dans la mesure où il s’agit de la confiscation de terres palestiniennes, de construction de colonies de peuplement illégales; et d’encourager des centaines de milliers de ses propres citoyens à s’y installer. Le second processus à l’œuvre est l’institutionnalisation progressive de la discrimination à l’encontre des citoyens palestiniens d’Israël, dont le point culminant a été atteint en 2018 avec l’entrée en vigueur de la Loi fondamentale: «Israël en tant qu’État-nation du peuple juif». Ainsi fut gravée dans la loi la supériorité totale du peuple juif pour tout ce qui touche au logement, à l’accès aux terres et à l’urbanisme, et en ce qui concerne le respect de la langue et de la culture de l’autre. Si la discrimination sous ses formes habituelles était déjà le lot quotidien des citoyens palestiniens bien avant le vote de la méprisable loi État-nation, son adoption a donné un blanc-seing légal à un système honteux d’inégalité des droits.
Le terme d’apartheid est porteur d’une lourde connotation émotionnelle et on l’associe surtout aux années sombres de l’Afrique du Sud. Mais cela ne veut pas dire que dans le cas d’Israël, cela doive être l’unique référence. En 2002, le Statut de Rome définissait l’apartheid en tant que «régime institutionnalisé d'oppression systématique et de domination d'un groupe racial sur tout autre groupe racial ou tous autres groupes raciaux et dans l'intention de maintenir ce régime». C’est à l’aune de cet examen que les relations entre Israël et les Palestiniens doivent être mesurées.
Si le rapport ne nous apprend rien que nous ne sachions depuis longtemps, le fait qu’il fasse figurer sur un unique document une longue liste d’exemples de la discrimination systématique et institutionnalisée subie par les Palestiniens de chaque côté de la ligne verte, il présente des arguments difficilement contestables à l’appui de l’existence d’un régime d’apartheid imposé par le gouvernement et la société israéliennes.
Sur ce petit territoire, Juifs et Arabes ne se contentent pas de vivre des existences séparées, leur expérience en tant que citoyens, ou tout simplement en tant qu’êtres humains, sont radicalement différentes.
Yossi Mekelberg
À Jérusalem-Est, par exemple, et qui a pourtant été annexée par Israël il y a plus de cinquante ans, la population arabe, forte de 350 000 habitants, n’a pas le droit de voter lors des élections nationales. En Cisjordanie, plus de 2,6 millions de Palestiniens sont sous le joug d’une occupation militaire et sont privés non seulement de leurs droits civiques mais aussi des libertés les plus élémentaires, d’expression et de circulation. Dans le même temps, des centaines de colonies de peuplement illégales établies sur des terres palestiniennes volées font l’objet d’investissements infrastructurels massifs dont les Palestiniens voisins ne peuvent que rêver. À Gaza, sous blocus, seule une infime minorité d’habitants est autorisée à entrer et sortir et la santé, les moyens de subsistance et l’éducation des Gazaouis – dont le dénuement profond est le lot quotidien – dépendent du bon vouloir. De l’autre côté de la ligne verte, l’existence des citoyens palestiniens d’Israël n’est pas régie par les mêmes lois sur la citoyenneté et l’immigration que celle des Juifs. L’impact cumulatif de ces exemples, parmi tant d’autres, de discrimination systématique fondée sur l’appartenance ethnique ne peut être que la conséquence d’actions promulguées par un État d’apartheid.
Que leur pays soit devenu, ou sur le point de devenir un État d’apartheid, voilà une proposition qui offenserait la majorité des Israéliens. Ils préfèrent nier cette vérité dérangeante qui jure avec l’image qu’ils veulent se donner, de citoyens d’une démocratie libérale éclairée et pourrait bien être lourde de conséquences sur les relations d’Israël avec la communauté internationale. Pour chacune de ces raisons, ou pour les deux, il est grand temps pour les Juifs d’Israël de s’engager sur la douloureuse mais cathartique voie d’un examen de conscience et, plutôt que de rejeter d’emblée les preuves et les arguments présentés dans le rapport de B’Tselem ou de crier haro sur le messager, de se concentrer sur le message lui-même. Cela pourrait conduire à un débat intérieur sain et à un dialogue avec les Palestiniens qui garantirait que tous ceux qui vivent entre le Jourdain et la mer Méditerranée puissent jouir des mêmes droits humains, politiques et civiques et, de fait, vivent en paix les uns avec les autres.
Yossi Mekelberg est professeur de relations internationales à Regent’s University à Londres, où il dirige le programme de relations internationales et de sciences sociales. Il est également chercheur associé au programme MENA à Chatham House. C’est un contributeur régulier de différentes publications internationales papier et en ligne.
Twitter: @YMekelberg
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur arabnews.com