C’était il y a dix ans. Le 14 janvier 2011, en Tunisie, le soulèvement populaire provoquait la chute de Ben Ali, au pouvoir depuis vingt-trois ans, et inaugurait le «dégagisme» dans le monde arabe. Sa chute déclenchait celle de Moubarak, au pouvoir depuis vingt-neuf ans, puis celle de Kadhafi, en place depuis quarante-deux ans. Cette séquence bouleversante de l’histoire du monde arabe semblait rédhibitoire. Le grand changement était enfin arrivé. Une nouvelle Cause arabe commune était trouvée, celle de la liberté des peuples.
Pendant un demi-siècle, ce fut celle de la lutte contre le colonialisme, puis contre les Israéliens en Palestine... En France comme ailleurs, dans les années 1980, nombreux étaient les jeunes Arabes qui «se retrouvaient» dans l’identité palestinienne. Le keffieh de Yasser Arafat jouait un rôle de «porte-identité» pour toute une génération d’enfants d’immigrés maghrébins. Cette cause s’est quasiment effacée de l’agenda du monde arabe, divisé aujourd’hui comme jamais auparavant.
Récemment, des pays arabes ont établi des relations diplomatiques avec l’État hébreux et ouvert leur avenir vers de nouveaux horizons avec les États-Unis. Parmi eux, le Maroc, provoquant une nouvelle escalade de tensions avec son voisin algérien. Depuis des décennies, l’impossibilité de définir une Cause arabe du fait des guerres fratricides, des querelles de voisinage, des rivalités, a empêché la création d’une entité arabe digne et valorisante qui aurait servi à restaurer une estime de soi chez les jeunes générations. Dès lors, l’arabité étant cause perdue, c’est l’islam qui a joué ce rôle.
Tous les peuples ont besoin d’un récit commun, d’une histoire partagée pour exister. Ce que la révolution tunisienne inaugurait en 2011 était un tournant dans l’histoire des Arabes. Un déclencheur s’était produit, susceptible de faire boule de neige.
La religion a nourri une fierté individuelle et collective dans le monde arabe et ailleurs dans les diasporas. La cause arabe est devenue la cause de l’islam – à en juger par la compassion avec les malheurs des musulmans rohingyas en Birmanie – et celle des ouïghours en Chine dont, récemment, la vedette du football français Antoine Griezmann a pris publiquement la défense en renonçant à ses juteux contrats publicitaires avec son sponsor chinois.
Tous les peuples ont besoin d’un récit commun, d’une histoire partagée pour exister. Ce que la révolution tunisienne inaugurait en 2011 était un tournant dans l’histoire des Arabes. Un déclencheur s’était produit, susceptible de faire boule de neige. Ce sentiment euphorique était partagé par beaucoup. Alors que, dans les années 1950-1960, la fierté arabe s’exprimait surtout par des événements extérieurs, aujourd’hui les jeunes se dressent, en interne, contre leurs régimes autoritaires. Ils ont des revendications démocratiques pour leurs libertés individuelles et contre les inégalités sociales. Ils occupent la rue, s’élèvent contre ce qu’ils nomment «le système», leurs dirigeants. Ils forcent la peur à changer de camp, comme on l’a entendu en Algérie avec le Hirak en 2019.
Le ras-le-bol est partout. Au Maroc, des soulèvements agitent régulièrement le Rif depuis ce jour de 2016 où un jeune vendeur de poissons mourait, happé par une benne à ordures alors qu’il était arrêté en possession d’une cargaison illégale d’espadons. Dans une région enclavée et marginalisée, cette mort avait déclenché d’importantes manifestations. Peu après, les premiers jeunes Rifains étaient condamnés à de lourdes peines de prison, mais le problème reste entier. Au Maroc, le chômage touche 40 % des jeunes. Le salaire moyen mensuel est de 340 euros. Dans le Rif, où beaucoup vivent de l’économie du haschich, l’exil intérieur vers les grandes villes, puis vers l’Europe, reste la seule alternative pour trouver un avenir.
En Tunisie, la situation est aussi tendue. Après la révolution de 2011, les jeunes sont toujours en proie au chômage et à l'exclusion. Il n’y a aucun projet pour eux, qui ont lancé la révolte contre Ben Ali. Les difficultés économiques qui ont suivi – grèves, départ de certains investisseurs étrangers, retour des émigrés travaillant en Libye après la chute de Kadhafi… – ont accru le chômage, qui était en 2010 de 30% chez les moins de vingt-cinq ans. Le salaire moyen est de 220 euros.
Il faut ajouter que, depuis dix ans, les technologies de communication n’ont cessé de s’améliorer, tout en baissant leurs coûts. Elles redéfinissent régulièrement les contours de l’identité arabe, quel que soit le pays où l’on habite. Ainsi, les espoirs et les frustrations sont amplifiés aujourd’hui par la propagation sociale du téléphone portable et d’Internet. Les réseaux sociaux permettent aux jeunes de communiquer entre eux, de comparer leur sort à ceux des autres, de partager des passions et des aspirations à la liberté, aux voyages, à la culture. Ils contribuent à nourrir une communauté d’émotions chez eux. Sans frontières.
En un demi-siècle, depuis le temps des décolonisations, le monde arabe a été le théâtre des principales guerres, comme celle du Golfe ou de Syrie. Il a subi la politique de régimes dictatoriaux, puis l’irruption du religieux dans un monde globalisé. Les repères identitaires ont été bousculés, ceux liés à la famille notamment, naguère sacrés.
Au Maghreb, entre 2000 et 2010, l’usage d’Internet a explosé. Au Maroc, par exemple, le nombre d’utilisateurs pour cent habitants est passé de 0,7 à 49 et, en Tunisie, de 2,8 à 37. En Tunisie, pendant la révolution, plus d’une centaine de pages comptant chacune entre 10 000 et 100 000 «fans» relayaient chaque jour des informations. En 2019, en Algérie, le Hirak s’est aussi largement appuyé sur Facebook. D’ailleurs, de nombreux manifestants sont encore aujourd’hui en jugement ou en prison pour avoir colporté des informations sur ce réseau, jugées comme une atteinte à la sécurité nationale par le pouvoir. Au cours du printemps 2011 en Tunisie, le nombre de «facebookers» a augmenté de 536 000 personnes, de 590 000 au Maroc et de 561 000 en Algérie. Les jeunes ont surinvesti les réseaux sociaux, à tel point qu’ils sont devenus un espace majeur d’expression politique, beaucoup plus que la participation réelle aux élections dans leur pays. Comme si le virtuel avait remplacé le réel.
En un demi-siècle, depuis le temps des décolonisations, le monde arabe a été le théâtre des principales guerres, comme celle du Golfe ou de Syrie. Il a subi la politique de régimes dictatoriaux, puis l’irruption du religieux dans un monde globalisé. Les repères identitaires ont été bousculés, ceux liés à la famille notamment, naguère sacrés. Les jeunes, désespérés, par dizaines de milliers, fuient ces régions pour aller trouver refuge en Europe. Souvent sans prévenir leurs familles, abandonnant femme et enfants. En Tunisie, certains observateurs affirment que la situation des jeunes est pire qu’avant la révolution, si bien que, pour beaucoup, la Harga (la fuite) reste la seule alternative. Quitte à mourir. En 2007, un rapport des Nations unies mentionnait que 41% des moins de vingt ans souhaitaient émigrer, dont 15% illégalement et au péril de leur vie. Depuis, les pourcentages n’ont cessé de croître.
Le diagnostic est accablant après les grands espoirs nés des révolutions populaires. Avec l’exemple tunisien, les jeunesses ont cru qu’elles étaient capables de se soulever, de vaincre leurs peurs et gagner la guerre de la liberté. Prendre leur destin en main. Une fierté renaissait. Les Arabes, en général, où qu’ils soient établis, y retrouvaient un orgueil: bannir les dictatures qui stigmatisaient le peuple, instaurer des pouvoirs civils et non plus militaires, relancer le développement économique en panne et des libertés publiques en berne. Instaurer des contre-pouvoirs.
Ce qui s’est passé en Tunisie était un jaillissement de lumière. C’était le cas des Algériens, en 2019, avec le Hirak, pour s’opposer au cinquième mandat de Bouteflika. Ils étaient rassemblés autour d’une même volonté: un changement profond et urgent de leur société. Ainsi, au cours du Hirak et jusqu’à son interruption par la crise de la Covid-19 au début de 2020, chaque vendredi de manifestation le montrait clairement: le sentiment d’être un peuple, fier et courageux, était réactivé d’une manière spectaculaire. Galvanisante. De surcroît, l’esprit de civisme, de calme et de détermination qui animait les manifestations était salué dans le monde, aussi bien que la forte participation des femmes, les images des habitants sur leurs balcons, heureux, les youyous…
Cette deuxième révolution, après celle de l’indépendance nationale confisquée par l’Issaba, exprimait l’inéluctabilité des changements que le peuple exigeait. Les fantômes des anciens présidents Ben Ali et Moubarak planaient au-dessus des foules algériennes, comme pour dire que la violence n’était plus nécessaire pour marcher dans le cours de l’histoire. Aucun autre pays arabe n’avait connu pareil changement dans des conditions aussi pacifiques. Le mot «citoyen» avait surgi au cœur d’un peuple étouffé par un système, chaque manifestant ayant pris conscience que sa présence avait un sens, du poids et une valeur. Le Hirak révélait un souffle, un désir irréductible de démocratie et de liberté. Depuis, un nouveau président a été élu, avec une très forte abstention.
Ce qui s’est passé en Tunisie était un jaillissement de lumière. C’était le cas des Algériens, en 2019, avec le Hirak, pour s’opposer au cinquième mandat de Bouteflika. Ils étaient rassemblés autour d’une même volonté: un changement profond et urgent de leur société. Ainsi, au cours du Hirak et jusqu’à son interruption par la crise de la Covid-19 au début de 2020, chaque vendredi de manifestation le montrait clairement: le sentiment d’être un peuple.
Aujourd’hui, la crise économique structurelle que subit le pays a des effets désastreux sur le peuple. Les prix des denrées alimentaires de base ne cessent d’augmenter. La Covid-19 sévit durement. Un homme politique incarne à lui tout seul la gabegie subie par ce pays depuis des décennies: Ahmed Ouyahia, quatre fois Premier ministre depuis 1995, dont trois sous la présidence de Bouteflika. Il déclarait aux premiers jours de la révolution: «Ce Hirak n’est qu’un courant d’air traversant des filets.»
En mai 2019, après trois mois de Hirak et une décapitation du pouvoir politique par l’armée, il était accusé par la justice de faits de corruption d’une extrême gravité et finalement jeté en prison. Comble de l’ironie, des pots de yaourt étaient lancés contre son fourgon cellulaire par des centaines de personnes qui l’attendaient à l’entrée de la prison. Après une pénurie de produits laitiers, en effet, il avait dit que le peuple n’était pas «obligé de manger du yaourt». Le 9 janvier 2021, il y a une semaine, lors de son procès à Alger, il faisait aux juges un aveu incroyable. Il reconnaissait avoir revendu, au marché noir, soixante lingots d’or offerts par des émirs du Golfe en visite en Algérie pour une chasse à l’outarde (interdite). Il a encaissé 350 millions de dinars (plus de 2 millions d’euros) dans l’affaire. Le salaire moyen en Algérie est de 40 000 dinars, soit 280 euros. Il faut imaginer le désarroi des gens de la rue.
Cette sordide histoire raconte à elle seule tout le travail qu’il reste à accomplir dans ces pays pour éradiquer une épidémie qui est aussi tragique que celle de la Covid-19: la corruption. Tant que ce virus tenace sera actif, il empêchera les sociétés arabes de trouver un vaccin contre leur malheur: la confiance du peuple envers ses dirigeants. En attendant, au Maroc, en Tunisie, en Libye, en Égypte, les jeunes harragas continuent de fuir leur pays et de mourir en Méditerranée. Depuis le mois de septembre 2020, en Algérie, neuf barques et quatre-vingt-cinq harragas partis vers l’Europe ont disparu. Le 17 décembre 2020, vingt-trois jeunes de Bejaia en Kabylie ont embarqué sur des rafiots pour l’Espagne ou l’Italie. Ils n’ont plus jamais donné signe de vie à leurs familles. Dix ans après les espoirs nés des révolutions dans le monde arabe, c’est le naufrage.
Azouz Begag est écrivain, chercheur au CNRS et ancien ministre (de 2005 à 2007).
Twitter: @AzouzBegag
NDLR: les opinions exprimées par les rédacteurs dans cette section sont les leurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue d'Arab News.