Deux événements qui ont eu lieu au cours des deux dernières semaines en Syrie laissent entrevoir non pas une, mais bien deux guerres… ou, assez étonnamment, une perspective de paix.
La Turquie a retiré ses troupes du poste d'observation de Morek dans le nord d'Idlib, le 20 octobre. Le 26 octobre, la Russie lance une attaque aérienne massive contre la milice Faylaq Al-Sham, l'un des plus grands groupes rebelles soutenus par la Turquie.
La base de Morek a été créée par la Turquie à la suite de l’accord de Sotchi, signé avec la Russie en mai 2018. Cet accord a imposé une trêve à Idlib, entre autres, et les deux pays ont mis en place des «zones de désescalade» dans la région, ainsi que des patrouilles conjointes le long de l'autoroute M4, qui relie Alep à Lattaquié via Idlib. Ankara devait utiliser cette trêve pour éliminer entièrement les groupes radicaux de la région.
La Turquie a ensuite installé 12 postes d'observation, dont Morek, pour imposer le respect du cessez-le-feu. Sans surprise, au lieu d'identifier et d'éliminer les éléments extrémistes de Hayat Tahrir Al-Sham (HTS) veut redorer leur blason en tentant de les assimiler dans l'Armée nationale syrienne (SNA), les disant «modérés».
Face à l’entêtement turc, les troupes gouvernementales syriennes, soutenues par les forces aériennes russes, ont lancé une attaque en décembre de l'année dernière, mettant la main sur une grande partie de la campagne entourant la ville d'Idlib. Ces combats ont pris fin en mars, laissant quatre des postes d’observation de la Turquie, dont Morek, assiégés par les troupes syriennes. La présence turque est devenue indéfendable, en particulier dans un conflit avec les forces armées syriennes. Après Morek, les trois autres postes devraient être libérés par la Turquie au début de décembre.
Le retrait de Morek n'est cependant pas un revers pour les Turcs. Les troupes évacuées ont été redéployées, et Ankara a renforcé sa présence avec plusieurs milliers de véhicules chargés de matériel militaire, tel que des chars, de l’artillerie et de l’armement de défense aérienne, pour soutenir les 15 000 hommes qu'elle y a déployés.
La Turquie poursuit ses efforts pour intégrer le HTS dans le «conseil militaire» régional qu'elle a mis en place avec les forces rebelles – le SNA et le Front de libération nationale – dans le nord de la Syrie. Parallèlement, le HTS a tout mis en œuvre pour se débarrasser de son identité extrémiste et se projeter comme un groupement politique modéré. À cette fin, il a rompu le mois dernier ses liens avec son ancien mentor idéologique, Abu Mohammed Al-Maqdisi. Il a également annoncé que son Conseil de la charia avait désavoué son «idéologie et ses comportements». En réponse, Al-Maqdisi a évoqué l'affiliation présumée du HTS avec les services de renseignement turcs, rappelant les récentes attaques des forces turques et américaines contre le groupe radical Hurras Al-Din, qui s'était détaché du HTS en 2018.
L’échec constant de la Turquie à se distancer des groupes extrémistes à Idlib est peut-être derrière l’attaque meurtrière de la Russie contre Faylaq Al-Sham. Le fossé entre les intérêts russes et ceux des turcs aggrave en effet leurs divergences en Libye et dans le Haut-Karabakh, où Ankara a déployé des combattants syriens pour soutenir l'Azerbaïdjan.
En Syrie, l'échec de l'ouverture de l'autoroute M4, ligne de vie économique du pays assiégé, a été une cause majeure de frustration pour la Russie et ses partenaires syriens. Avec les attaques constantes des groupes extrémistes, la Russie a cessé de participer aux patrouilles conjointes en août.
La Turquie a clairement indiqué que son principal souhait est de contrôler toute la frontière turco-syrienne, sur une largeur de 40 kilomètres. Vu sous cet angle, après la frappe russe, l’avertissement du président turc, Recep Tayyip Erdogan, ne vise pas la Russie, mais bien les Kurdes. Selon lui, les troupes kurdes à proximité de la frontière ne sont que des «organisations terroristes» qui échappent à son «contrôle», et il se réserve le droit de «mobiliser à nouveau» ses forces si les zones ne sont pas dégagées.
Ainsi, pour libérer l'autoroute M4 et débarrasser la région des forces rebelles, l'armée syrienne a été mobilisée en différents points autour d'Idlib – à l'ouest d'Alep, au sud d'Idlib et au nord-est de Lattaquié – tandis que la Turquie a ajouté ses propres forces, fournissant de nouveaux équipements et une formation à ses milices dans la région.
Les chances d'une guerre sur deux fronts – l'un contre les Kurdes du nord-est de la Syrie pour prendre les zones frontalières sous leur contrôle et l'autre contre les forces gouvernementales syriennes autour d'Idlib – sont donc très élevées.
Mais les rapports de force entrent également en jeu. Le président russe, Vladimir Poutine, parlant des différences entre la Turquie et la Russie, a intelligemment noté il y a peu qu'Erdogan «est une personne flexible, et qu'il est possible de trouver un langage commun avec lui».
Cette remarque suggère qu'Erdogan, avec son habitude d'aller jusqu’au bord de gouffre et de reculer au dernier moment, ne compte pas mettre en danger les liens de son pays avec la Russie. Surtout quand ses différends avec les États-Unis, quel que soit l’occupant de la Maison Blanche, sont si profonds.
Ainsi, au lieu de la guerre, nous pourrions voir la Russie et la Turquie travailler sur des compromis dans le nord et le nord-est de la Syrie, servir les intérêts de toutes les parties, et instaurer un dialogue entre Ankara et le gouvernement Assad. Avec l’intervention russe qui entre dans sa sixième année en Syrie, ce serait la meilleure issue de la diplomatie de Poutine.
Talmiz Ahmad est un auteur et ancien ambassadeur de l’Inde en Arabie saoudite, à Oman et aux Émirats arabes unis. Il est titulaire de la Chaire Ram Sathe d'études internationales à Symbiosis International University, à Pune, en Inde.
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com