PARIS : La tension monte. Tags islamophobes sur les murs d’une mosquée en construction à Talence et sur le centre culturel de Rennes (pour la seconde fois), polémique autour d’une candidate LREM, Sara Zemmahi, apparaissant voilée sur une affiche de campagne… Le racisme et l’islamophobie ont bourgeonné en avril et mai. Chaque semaine a apporté son lot d’incidents à une liste déjà bien fournie.
Un moment fort a cependant eu lieu à Marseille, révélateur du climat ambiant. C’était au célèbre Yatching Club Pointe-Rouge (YCPR), dirigé par Christian Tommasini, lors d’une réunion au cours de laquelle un journaliste enregistrait les débats. À la suite d’incivilités répétitives dans le port, devant une assemblée béate, le président lançait sans ambages: «Je ne suis pas raciste, mais maintenant y en a marre des Arabes. Tu ne peux plus rien faire sans qu’un Arabe ne vienne te faire chier… en plus, que des melons, que des Arabes. Pas un blond, un Blanc, un mec qui est bien comme il faut, non, que des Arabes». L’assistance riait sous cape en écoutant la diatribe à l’épilogue glaçant: «Le jour où il faudra s’armer, je serai le premier à aller faire de la ratonnade». L’homme assumait être raciste, alors même qu’il se savait enregistré. Plus loin, il poursuivait: «Le port ressemble à Alger bis, et je n’ai de problèmes qu’avec eux. Moi je suis de la Cayolle, j’ai grandi avec des Arabes, mais à un moment il faut dire stop». L’affaire a fait grand bruit.
En France, l’insécurité est déjà un enjeu majeur pour les élections à venir. Dans l’esprit de nos concitoyens, elle reste connectée à l’islam et à l’immigration.
À Dôle, le 21 avril, un autre citoyen, 70 ans, lui, a voulu tuer un «bicot» avec sa voiture. Il a foncé sur Adil S. avec sa voiture, alors que ce dernier lui demandait pourquoi il prenait en photo ses enfants dans la cour de sa maison. La vidéo de l’agression est insupportable. Comme le sont les cris des enfants qui voient leur papa heurté par le véhicule. «Il m’a dit aussitôt ‘’bicot, tu passes sous le capot aujourd’hui!’’». Adil a été choqué par la violence: «Les gens sont gentils d’habitude, ils me disent ‘’on n’aime pas les Arabes, mais toi on t’aime bien’’», a-t-il rapporté à un journaliste. La formule est accablante et navrante de réalisme.
Le triste mois d’avril a aussi été celui du meurtre de la fonctionnaire de police, Stéphanie Monfermé, mère de deux enfants dans l’entrée du commissariat de Rambouillet, par Jamel Gorchene, un Tunisien âgé de 36 ans, radicalisé à l’islam. Entré clandestinement en France, il avait été régularisé. L’attentat avait soulevé l’indignation générale. Les Français sont ulcérés par ces attaques d’individus isolés qui, au nom d’Allah, sèment la terreur depuis Charlie Hebdo... Le 29 octobre, dans la basilique de Nice, Brahim Aouissaoui, Tunisien, 21 ans, avait sauvagement tué au couteau un homme et deux femmes. En quatre ans, 25 personnes ont été victimes d’attentats islamistes. Devant cette horreur, Marine Le Pen dénonçait de nouveau le «laxisme» du gouvernement devant «l’islamisme», et prônait l’arrêt de la régularisation des clandestins.
En France, l’insécurité est déjà un enjeu majeur pour les élections à venir. Dans l’esprit de nos concitoyens, elle reste connectée à l’islam et à l’immigration. Une immense lassitude s’est installée dans le pays. Depuis le début de 2020, tous les attentats ont été commis au couteau par des loups solitaires, souvent d’origine maghrébine, une terreur de l’intérieur, invisible, indétectable et, qu’on le veuille ou non, associée aux Arabes/musulmans.
Dans la tribune publiée dans Valeurs actuelles par des militaires, retraités et actifs, qui a fait grand bruit, les signataires avertissaient des risques de guerre civile dans le pays. Sans équivoque, ils critiquaient le «délitement» de la société, le communautarisme, les théories racialistes et décoloniales, le rejet des symboles de la nation, etc. La tribune attestait de la progression incontestable de la lepénisation des esprits dans la société. En tout cas, un ras-le-bol partagé par beaucoup. Rebelote le 10 mai avec une autre tribune de militaires, toujours publiée dans Valeurs Actuelles, ciblant de nouveau des concessions de l'État face à l'islamisme. L’islamisme – ou l’islam – en fait, on ne sait pas trop, cette religion étant toujours associée à la peur, à l’insécurité et à la barbarie.
Les faits divers nourrissent hélas ce sentiment. Le 4 mai, à Mérignac, un drame, un féminicide, impliquant un Franco-Algérien, Mounir, a aussi fait la une de l’actualité. L’homme a brûlé vive sa femme, Chahinez, mère de trois enfants, rencontrée en Algérie, et installée en France depuis cinq ans. Il lui a tiré plusieurs coups de feu devant sa maison, avant de l’immoler par le feu. Il a ensuite brûlé la maison qu’elle habitait. Aux policiers, il a raconté que son épouse avait un amant, et qu’il voulait la punir en «brûlant un peu pour lui laisser des marques». Des propos d’une invraisemblable cruauté. Il avait déjà été condamné pour conduite en état d’ivresse, violences avec usage d'une arme, dégradations… Né en Algérie en 1976, installé en France en 1999, ce maçon avait trois enfants d’un premier mariage et un autre, de cinq ans, avec Chahinez. Autant de victimes de sa barbarie.
Le lendemain de cet immonde assassinat, un autre drame se jouait cette fois à Avignon. Un brigadier de police, Éric Masson, 36 ans, père de deux fillettes de 5 et 7 ans, était tué de deux balles, alors qu’il procédait à un contrôle dans un point de deal de drogue. De nouveau, sa mort a provoqué un profond émoi national. En quelques jours, deux suspects ont été arrêtés et incarcérés. Ils étaient liés au trafic de drogue, «Français» et «jeunes, âgés de moins de 30 ans», a précisé l’Intérieur sans donner leurs noms. En réalité, ils s’appelaient Ilyes Akoudad et Ayoub Abdi, 19 et 20 ans, et avaient déjà été plusieurs fois condamnés pour trafic de stupéfiants. Choqués, des milliers de personnes se sont rassemblées à Avignon pour soutenir les forces de l’ordre, lors de la venue du Premier ministre, et réclamer la sécurité dans leur ville.
Malgré le «délitement» qui fait débat aujourd’hui, tout espoir de fraternité n’est pas perdu en France. La guerre civile redoutée (souhaitée?) par les alarmistes n’est pas pour demain.
Régulièrement, toutes ces vies brisées s’agglomèrent, et font monter la tension. L’exaspération du peuple est à son comble, et nourrit les thèses du «délitement», des «territoires perdus de la République livrés aux gangs mafieux, l’islamisme…», qui font le succès grandissant de Marine Le Pen. L’instrumentalisation politique est inévitable, les fauteurs de trouble identifiés dans les diagnostics.
Naguère, elle servait aussi les thèses d’un fameux essayiste et historien, Patrick Buisson, figure de l’extrême-droite, ancien conseiller de Sarkozy de 2007 à 2012. Il était l’artisan de la présidentielle de 2007, du discours «décomplexé» sur l'autorité, la morale, l'immigration, la délinquance, l'assistanat, l'identité nationale... Le 8 mai dernier, il tenait à la télévision des propos surprenants sur l’islam, et lançait un avertissement à la droite qui, selon lui, cultivait une attitude belliqueuse à l'égard de cette religion. «Ne vous laissez pas enrôler dans une croisade contre l’islam. Vous faites fausse route, c’est une erreur magistrale que nous paierons. Le problème, ce n’est pas tant l’islam que l’immigration… sinon, nous seront responsables des grands malheurs qui pourraient arriver à la France dans les années à venir (…). Il ajoutait: «L’islam n’est que le miroir de nos insuffisances et de nos démissions. L’islam nous renvoie à l’image de notre déclin et de notre décadence. C’est ça qui nous est insupportable». Et l’ancien directeur de Minute de conclure: «J’ai plus de respect pour une femme voilée que pour une lolita en string de 13 ans. J’ai plus de respect pour un musulman qui fait sa prière cinq fois par jour que pour les bobos écolos à trottinette (…). Je considère qu’en humanité, ils ne sont pas des êtres inférieurs, j’ai même tendance à considérer qu’ils sont des êtres supérieurs».
Provocation ou sincérité? Au demeurant, le revirement de l’essayiste, juste, lucide et réaliste, semble encourageant. Comme l’est la récente idée du maire socialiste de Marseille de débaptiser une école primaire «Bugeaud» pour lui donner le nom d’Ahmed Litim, un tirailleur algérien, libérateur de Marseille, mort à 24 ans le 25 août 1944 sous le feu des occupants nazis. Selon lui, «une école de la République peut porter le nom d’un héros, mais pas celui d’un bourreau». Gouverneur général de l’Algérie dès 1840, Thomas Bugeaud (1784-1849), reste dans l’histoire l’officier qui a soumis l’Algérie, et vaincu l’émir Abd el-Kader en 1847 par sa politique de la terre brûlée, afin de dégoûter à jamais les Algériens de toute résistance. Ainsi, malgré le «délitement» qui fait débat aujourd’hui, tout espoir de fraternité n’est pas perdu en France. La guerre civile redoutée (souhaitée?) par les alarmistes n’est pas pour demain.
Mais on n’oublie pas que dans la belle cité phocéenne, le 1er octobre 2017, Ahmed Hanachi, un Tunisien, en situation irrégulière, escroc, toxicomane, avait sauvagement tué au couteau deux jeunes cousines à la gare Saint-Charles en criant «Allah Akbar» avant d’être abattu. À Marseille, en ce début mai 2021, Christian Tommasini a démissionné du célèbre Yatching Club, assurant ne pas savoir pourquoi ce mot, «ratonnade», lui a échappé de la bouche. Il devra rendre des comptes à la justice. La paix sociale est fragile. Comme les nerfs des Français.
Azouz Begag est écrivain et ancien ministre (2005-2007), chercheur en économie et sociologie. Il est chargé de recherche du CNRS.
Twitter: @AzouzBegag
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est celle de l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.