Il va de soi que le Parlement français ne votera pas de sitôt une charte du culte musulman, du moins tant que le principe de séparation entre l’État et les cultes ainsi que le principe de la neutralité de ce même État seront inscrits dans la loi. Mais, si la lettre de la loi est apparemment sauvegardée dans la procédure qui accompagne le débat sur le séparatisme, son esprit est explicitement bafoué par le même État qui prétend la respecter, qu’il s’agisse de l’objectif de l’État ou des moyens qu’il se donne pour l’imposer.
L’objectif est, de fait, d’imposer un concordat sur le modèle de celui de 1801. Gérald Darmanin l’avait clairement écrit avant de devenir ministre de l’Intérieur: «Un nouveau concordat doit s'écrire. Cela sera long et difficile, mais évitera la guerre civile qui pointe par accumulation de lâchetés, d'idéologie et d'aveuglement», affirmait-il dans un entretien donné à Libération le 23 novembre 2015. Le mot «concordat» est bel et bien lâché. Bien sûr, une fois ministre, il ne reprendra pas le terme, mais il continuera de mettre en avant le modèle napoléonien de la gestion du religieux. Or, une nouvelle fois, ce modèle est autoritaire, monarchique et concordataire, ce qui est l’opposé d’un modèle démocratique, républicain et laïc.
Que veut dire «concordat» dans le contexte actuel? Non pas signer un traité entre l’État et les cultes, mais faire advenir, quitte à l’imposer, une interprétation républicaine de la théologie et faire en sorte que les ministres du culte s’en réclament dans leurs prêches et dans leurs pratiques. Il s’agit donc bien d’une intervention dans le champ de la théologie et de la pratique des cultes, ce que la loi de 1905 interdit.
Manœuvres politiques
Comment procéder, alors, sans changer une loi devenue iconique, et d’autant plus «sacrée» qu’elle est très éloignée de la pratique réelle de nos gouvernants (mais aussi, il faut le dire, des inquiétudes d’une opinion publique dont l’islamophobie n’est qu’une variante exacerbée de sa religiophobie)?
Par des manœuvres politiques, ou plutôt politiciennes, qui consistent à susciter une instance censée représenter l’islam français et à lui dicter – ou disons, de manière moins polémique, à lui «suggérer» – un texte qui doit davantage aux plumes du ministère qu’à l’inspiration de théologiens éclairés. Ce texte reprend le modèle comminatoire proposé aux juifs en 1807, c’est-à-dire une allégeance à la République pour laquelle on exige des croyants qu’ils justifient leur loyauté en tant que croyants et non simplement en tant que citoyens comme les autres.
Divine surprise! À peine le ministre a-t-il souhaité voir s’accomplir une telle allégeance que le texte est sorti du CFCM [Conseil français du culte musulman, NDLR]. Mais il s’agit d’autant plus d’une manœuvre politicienne que ce texte n’est nullement l’expression d’une réflexion théologique menée par des savants musulmans. Certes, cette réflexion a lieu, mais hors du cadre du CFCM, justement, qui s’apparente davantage à une fédération d’apparatchiks qu’à une faculté de théologie islamique.
«Comme l’ont fait les catholiques, les protestants, les juifs, il est temps pour les musulmans d’affirmer haut et fort que la République passe, en France, avant la religion», dit M. Darmanin dans l’interview qu’il a accordée à Libération. Il a ensuite repris cette idée dans le cadre de son ministère. Eh bien non, la République n’a pas à imposer ses valeurs aux croyants: ces derniers, en tant que citoyens, doivent respecter la loi et la Constitution, mais ils sont libres , comme tous les autres citoyens, de leurs valeurs. Un principe que ne cessent de répéter les évêques comme les pasteurs et qu’on appelle la liberté religieuse.
Olivier Roy est professeur à l'Institut universitaire européen de Florence et auteur de l’ouvrage L'Europe est-elle chrétienne? aux éditions du Seuil.
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français