Terrorisme à Paris, 2e partie : Rumeurs et pédagogie

Des lycéens français passent devant une banderole affichée en hommage au professeur d'histoire français assassiné Samuel Paty, au lycée François-Magendie de Bordeaux le 2 octobre 2020. Philippe LOPEZ / AFP
Des lycéens français passent devant une banderole affichée en hommage au professeur d'histoire français assassiné Samuel Paty, au lycée François-Magendie de Bordeaux le 2 octobre 2020. Philippe LOPEZ / AFP
Short Url
Publié le Jeudi 06 mai 2021

Terrorisme à Paris, 2e partie : Rumeurs et pédagogie

Terrorisme à Paris, 2e partie : Rumeurs et pédagogie
  • Après l’assassinat de Samuel Paty, dans des vidéos en arabe sur les réseaux sociaux, on parle bien plus de «l’islamophobie» des Français que de l’attentat en lui-même
  • Au départ, je m’astreins à donner de longues explications sur le fait que presque 10% de la population française est musulmane, que les agressions racistes sont rarissimes, mais ce qui gêne le plus les étudiants, ce sont les caricatures

Ce vendredi 16 octobre, nous passons donc un long moment, entre nous, à discuter de cet événement tragique au moment où les faits commencent à s’éclaircir: Samuel Paty était un professeur d’histoire-géographie au collège, son assassin un Tchétchène radicalisé. Il aurait été reproché à Samuel Paty, lors d’un cours visant à présenter la liberté d’expression, d’avoir montré à ses élèves des caricatures du prophète Mahomet, telles qu’elles avaient été publiées d’abord dans un journal danois, puis par l’hebdomadaire satirique français Charlie Hebdo.

Au début, plusieurs étudiants saoudiens viennent me voir. Ils vivent dans la province est d’Arabie saoudite, et eux aussi ont vécu le terrorisme et continuent de le vivre, notamment avec les attaques des drones armés houthis. Plusieurs d’entre eux travaillent pour la société Aramco, et ils n’ont pas oublié les événements de la fin de 2019. Ils savent aussi ce que les extrémistes sont capables de faire. «Débarrassez-vous d’eux, ces gens-là doivent être neutralisés au plus vite: croyez-nous, il n’y a que comme cela que vous serez tranquilles», me dit un médecin membre de la promotion. Un Bahreïni m’indique que «même si vous passez pour des islamophobes, il ne faut pas vous laisser faire: nous savons que la France nous a aidés quand nous-mêmes en avons été victimes».

Puis, au fur et à mesure que les informations tombent, je sens, au cours du week-end, que certains étudiants me posent des questions différentes. Une Bahreïnie me demande si elle ne sera pas menacée si elle sort visiter Paris à cause de son hijab, d’autres ont les mêmes interrogations… Au départ, je ne comprends pas vraiment ce qui explique cette nervosité soudaine, alors que nous sommes ici depuis une semaine.

Pendant des années, on a caricaturé le Golfe en ne reprenant que des phrases isolées des prédicateurs les plus extrémistes, et en les traduisant en Occident. Aujourd’hui, c’est l’exact inverse qui se produit.

Arnaud Lacheret

C’est Bader, le Bahreïni francophone, qui vient immédiatement me montrer plusieurs vidéos, en langue arabe uniquement, qui se mettent à circuler abondamment sur les réseaux sociaux: on y parle bien davantage de «l’islamophobie» des Français, on y commente les caricatures, et leur caractère «blasphématoire», bien plus que l’attentat en lui-même. Et surtout, des montages odieux, mêlant des extraits d’interventions de politiciens de quelques secondes essaient de prouver que la classe politique française entière accuse l’islam.

Bader me les montre et me les traduit, plusieurs étudiants nous entourent dans le hall de l’hôtel ce lundi 19 octobre au matin avant que nous ne partions en cours. Toutes portent le sigle d’une chaîne de propagande turque, avec une musique qui ajoute au drame, et on trouve des morceaux de phrases de Marine Le Pen ou de Nadine Morano, complètement détournées et répétées à l’envi, dans le seul but de condamner la France plutôt que le terrorisme sur son sol.

Je prends quelques minutes pour en parler rapidement, je présente les personnes qui parlent et fais un parallèle avec la région: pendant des années, on a caricaturé le Golfe en ne reprenant que des phrases isolées des prédicateurs les plus extrémistes, et en les traduisant en Occident. Aujourd’hui, c’est l’exact inverse qui se produit: des vidéos de propagande antifrançaise insistant sur les discours de quelques extrémistes. Je réalise ce à quoi les Français sont soumis concernant le Golfe depuis des années, et je comprends nettement mieux les difficultés que je rencontre moi-même quand je parle de mon expérience à des amis français, qui n’ont d’autres sources d’informations que de la propagande contre certains pays du Golfe. Je me retrouve même à défendre les personnalités les plus à droite du pays, en retrouvant l’intégralité des vidéos dont leurs propos sont extraits, et en les retraduisant. Fort heureusement, la formation dans laquelle les étudiants sont inscrits met l’accent sur l’esprit critique, et ils sont bien capables de distinguer ce qui est de la propagande de ce qui n’en est pas.

Nous nous rendons ensuite à l’Essec. En ouverture du premier cours, l’un des étudiants prend la parole avant même que le professeur ne se présente: «Au nom de tous nos pays, nous voudrions vous assurer de notre soutien complet au peuple français dans sa lutte contre le terrorisme». Je ne m’y attendais pas, et cela me marque profondément. Le professeur ne se rend pas vraiment compte de ce que j’ai dû vivre de week-end, et commence le cours comme si de rien n’était.

Cette fois-ci, c’est Emmanuel Macron qui commence à être pris pour cible.

Arnaud Lacheret

Mais lorsque nous rentrons à l’hôtel, les tensions deviennent un peu plus vives car la propagande en langue arabe se diffuse de plus en plus: les montages proviennent du Qatar, comme c’est souvent le cas sur d’autres sujets, mais surtout de nouveau de Turquie. Cette fois-ci, c’est Emmanuel Macron qui commence à être pris pour cible. J’ai de plus en plus de questions sur les musulmans en France, sur le racisme des Français, sur le fait que les femmes musulmanes seraient agressées et insultées dans la rue. Le fait que les caricatures soient montrées à la télévision et donc sur les réseaux sociaux n’aide pas vraiment. Pour l’heure, je m’astreins à donner de longues explications sur le fait que presque 10% de la population française est musulmane, que les agressions racistes sont rarissimes, mais ce qui gêne le plus les étudiants, ce sont évidemment les caricatures.

C’est quelque chose qui, pour eux, ne se fait pas, et qui est vécu comme une insulte aux musulmans du monde entier. C’est à ce moment-là que je m’aperçois du fossé culturel que pourtant, je devrais bien connaître. La laïcité française empêche tout bonnement le pouvoir politique de punir la satire religieuse. C’est le prix à payer pour la liberté religieuse en France.

Mais l’argument qui fonctionne le mieux est l’historique de ces dessins: ils ont été publiés il y a plusieurs années justement pour tester les limites de la loi au Danemark, puis en France, pour prouver que l’on pouvait même se moquer du sacré. Les caricatures étaient bien entendu limitées à ceux qui achetaient le journal et pouvaient les détester, les trouver de mauvais goût, mais elles n’en demeuraient pas moins autorisées, au nom de la liberté d’expression. D’ailleurs, il se trouve que Samuel Paty avait proposé à ceux qui pouvaient être choqués de sortir de la salle car justement, si l’expression est libre, il ne faut pas imposer ces images à des gens qui ne souhaitent pas les voir.

La discussion allait durer longtemps, mais à partir du moment où le débat a lieu, où le dialogue reprend, les choses s’apaisaient… Jusqu’à ce discours du président de la République le 21 octobre.

C’est à partir des obsèques de Samuel Paty, et du discours du président de la République que le mouvement va vraiment devenir incontrôlable. Emmanuel Macron fait un discours qu’en tant qu’ancien conseiller politique j’aurais pu écrire. À deux phrases près qui montrent que le président n’avait pas anticipé le fait qu’il serait écouté et traduit dans le monde entier.

Arnaud Lacheret

C’est à partir des obsèques de Samuel Paty, et du discours du président de la République que le mouvement va vraiment devenir incontrôlable. Emmanuel Macron fait un discours qu’en tant qu’ancien conseiller politique j’aurais pu écrire. À deux phrases près qui montrent que le président n’avait pas anticipé le fait qu’il serait écouté et traduit dans le monde entier. La première, c’est la mention d’une religion musulmane qui traverserait une crise mondiale, sans autre précision. La deuxième, c’est le « nous continuerons » qui sous-entend qu’il soutient le contenu des caricatures et invite à en publier d’autres.

Cette fois-ci, le hall de l’hôtel suffit à peine à regrouper tous les étudiants qui m’entourent et Bader est heureusement là pour traduire les extraits, bien évidemment dévoyés et volontairement mal traduits par des chaînes de propagande étrangères. Les étudiants me demandent si le président français a vraiment tenu des propos aussi violents. S’il encourage les Français à caricaturer l’islam. Et pourquoi dit-il que les criminels sont islamistes? Là aussi, évidemment, le terme «islamiste» a été traduit par «musulman». C’est une erreur du rédacteur du discours d’utiliser ce terme typiquement français et ne pas lui faire dire «musulmans radicalisés», ou «fanatiques» qui sont beaucoup mieux compris dans le monde arabe.

Il faudra toute la patience de Bader pour reprendre le discours dans son intégralité, l’expliquer, faire comprendre qu’évidemment le président ne fait que défendre la liberté d’expression et ne glorifie pas du tout ces caricatures en particulier. Il me faudra beaucoup de temps aussi pour expliquer la signification d’«islamiste» en français, qui ne signifie pas du tout «musulman».

Finalement, cet épisode montrera qu’au-delà du discours du président de la République, qui n’avait pas grand-chose d’antimusulman, un attentat terroriste ignoble et unanimement condamné a été l’objet d’une récupération par des médias très mal intentionnés, dont le message était non seulement antifrançais, mais visait aussi à influencer la jeunesse de pays qui, eux, avaient parfaitement compris l’enjeu de la lutte contre le terrorisme.

Ce n’est sans doute pas un hasard si ces vidéos tronquées ont circulé massivement en Arabie saoudite, au Bahreïn, aux Emirats arabes unis et en Égypte, pays dont les dirigeants ont condamné sans aucune réserve les attentats, et sont des alliés de la France. Aucun d’entre eux n’a d’ailleurs donné suite au mouvement de boycott antifrançais par la suite et, malgré deux attentats isolés en Arabie saoudite, la population et le gouvernement ne se sont pas laissé influencer par cette guerre d’influence à laquelle nous avons tous été intensément soumis.

Lire la 1ère partie ici.

Arnaud Lacheret est Docteur en science politique, Associate Professor à l’Arabian Gulf University de Bahreïn où il dirige la French Arabian Business School, partenaire de l’Essec dans le Golfe. Il est l’auteur de « La femme est l’avenir du Golfe » paru aux éditions Le Bord de l’Eau.

Twitter: @LacheretArnaud

NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.