Dans mon dernier livre, intitulé Les Intégrés, j’ai interrogé soixante-dix enfants d’immigrés nord-africains devenus cadres pour comprendre leur trajectoire d’intégration. J’ai terminé l’entretien par une série de questions sur le voile islamique et le chapitre qui traite de ce sujet, le dernier de l’ouvrage, permet vraiment de mieux comprendre ce que signifie le voile pour ceux qui sont le plus concernés: les musulmans. Les personnes interrogées distinguent trois significations qui expliqueraient le port du voile islamique.
Le voile comme cheminement religieux
La première référence est celle du voile comme l’aboutissement d’un cheminement religieux. L’une des femmes interrogées, Leïla, 30 ans, évoque en deux phrases l’idée de progression: «Je pense que le voile, c’est un cheminement quand même assez poussé dans la religion. C’est-à-dire que pour moi, dans la religion, il y a certaines étapes avant de passer à cette étape-là; et le voile, c’est la fin.»
Ce cheminement est toutefois décrit de manière assez différente par plusieurs hommes qui comptent dans leur famille des femmes voilées. La notion de soumission est également moins rejetée. On trouve ainsi non la notion de cheminement, mais celle d’interprétation, qui fait écho à la question sur la polygamie. Hakim, 33 ans, indique que «c’est leur manière d’interpréter les recommandations de l’islam dans le Coran». Ousama, 27 ans, Karim, 34 ans, et Walid, 33 ans, interprètent le port du voile davantage comme une tradition et mobilisent pour cela l’exemple de leurs mères qui se sont toutes mises à porter le voile après 40 ans.
Cette figure de la femme vieillissante qui se voile est très nettement illustrée par les hommes à travers l’exemple de leur propre mère: plus de la moitié des hommes interrogés en parlent spontanément, alors que seules deux femmes évoquent le voile de leur mère. Azzedine, 42 ans, est celui qui parvient à mettre le plus facilement des mots sur le voile de sa mère. En effet, il parvient assez bien à évoquer la part d’émotion qui anime les hommes quand ils décrivent ce voile précis: «Ma mère le porte, elle est âgée; elle l’a porté à la fin de sa vie, elle a commencé à le porter à l'âge de 67 ans. […] Elle s’est fait un film qui consiste à se dire: “Voilà, là-bas il y a une communauté, celle des nôtres, et pour pouvoir retrouver cette communauté des nôtres, il faut donner suffisamment de signes ici-bas déjà, en tout cas les derniers signes, et on pourra rejoindre cette communauté là-bas.”»
Pour ce cas particulier, des femmes âgées qui mettent le voile sur le tard, le phénomène est également décrit comme un cheminement religieux, mais qui n’apparaît pas du tout digne d’intérêt pour ceux qui le commentent. Ces derniers font volontiers un parallèle avec un hypothétique voile des «mamies dans les campagnes françaises» (Yannis, 26 ans) ou des «femmes d’Église» (Oilid, 33 ans), voire des juives qui «portent une perruque» (Karige, 34 ans).
Faire du voile un cheminement spirituel est donc assez systématique, quel que soit le genre de celui qui commente ce phénomène. On note toutefois que la notion d’intensité – et donc, d’une certaine façon, de qualité de foi religieuse – revient surtout chez les femmes (ce qui peut apparaître comme le premier pas qui pousse quelqu’un à le porter, puisque seule la femme voilée serait une musulmane accomplie), tandis que les hommes parlent davantage d’«interprétation» (sans porter de jugement de valeur) ou mobilisent des exemples de proches pour évoquer le voile.