À la suite des émeutes qui ont traversé la France au début de l’été 2023, la presse et les commentateurs ont évoqué de nombreuses théories sur le sujet. Il se trouve que mon prochain livre à paraître en septembre compte un chapitre consacré à ce sujet.
J’ai interrogé des descendants d’immigrés d’Afrique du Nord ayant fait des études et s’étant intégrés, afin de savoir ce qui, dans leur parcours, avait constitué un obstacle et comment ils l’avaient franchi. Cette approche se concentrant sur ceux qui réussissent permettrait, dans l’idéal, d’orienter les décideurs afin de rassembler les conditions de la réussite en la matérialisant par des politiques publiques. J’ai donc interrogé vingt-six hommes et vingt-quatre femmes sur le sujet au cours d’entretiens enregistrés et, bien entendu, une partie du questionnaire portait sur les discriminations.
Lorsque la question portant sur la discrimination conduit la personne interrogée à parler de problèmes liés à la délinquance, aux mauvaises fréquentations ou à d’éventuelles violences, une question de relance lui offre la possibilité de livrer un témoignage sur le sujet. Cette question a été systématiquement posée, car de façon spontanée, la question de la délinquance, de la violence et des fréquentations est apparue au sein des entretiens. En revanche, les souvenirs d’interactions avec les forces de l’ordre ne sont pas particulièrement marquants.
Cette première impression semble aller à l’encontre des conclusions des travaux de Sebastian Roché, dont la thèse du dernier ouvrage semble indiquer que l’expérience concrète des individus d’origine immigrée, notamment des adolescents, passe par la relation complexe avec ceux qu’il appelle les agents de première ligne: les enseignants et les policiers. M. Roché semble vouloir montrer que les forces de l’ordre en France ne cherchent pas à développer du lien avec les jeunes et que cette confrontation constitue l’un des facteurs qui nuit profondément à l’intégration ou plutôt au sentiment d’appartenance à la nation.
Au cours de nos entretiens, nous ne retrouvons pas vraiment cette idée de confrontation systématique avec la police. Très souvent, il y a d’abord un réflexe de déni, c’est-à-dire que l’homme interrogé indique que cela ne lui est jamais arrivé ou très rarement. Puis une anecdote ressurgit du passé, souvent de l’adolescence: au sein du quartier, la personne interrogée a ainsi pu être mêlée à une «descente de police» alors qu’elle fréquentait les «mauvaises personnes».
La notion de mauvaise fréquentation et de «sorties» est systématiquement mobilisée pour justifier, ou plutôt pour expliquer le fait d’avoir été mêlé à des événements les confrontant à la police. Au sein de l’échantillon, plusieurs ont été arrêtés ou victimes de violences de la part des forces de l’ordre et en gardent un mauvais souvenir. Ces confrontations avec les forces de l’ordre n’apparaissent pas comme un élément structurant du récit personnel et les torts ne sont jamais donnés complètement à la police. La notion de responsabilité individuelle est parfaitement mise en avant et peut justifier, d’après les hommes qui s’expriment sur le sujet, pourquoi ils n’ont été que très peu inquiétés.
Hocine, 33 ans, évoque ses relations avec les forces de l’ordre à travers l’exemple de ses frères, dont il s’avère qu’ils ont rencontré sensiblement plus de problèmes que lui:
«Mes grands frères étaient abonnés au poste de police. Moi, je n’ai jamais foutu les pieds dans un poste de police. […] En réalité, il y a deux générations. J'ai six ans d’écart avec mes grands frères. Vous voyiez toutes les conneries qu’ils faisaient. Vols de moto, cambriolages, les mecs qui vendaient de la coke, tout ça quoi. […] Et moi, ma génération… dans mon quartier, on était vraiment cinq potes soudés, bons à l'école, on aimait les cours, on aimait la vie, on aimait le sport, et voilà, c'était simple. Et puis, les grands frères nous mettaient des tartes si on faisait n'importe quoi. Donc, même si eux faisaient n'importe quoi […] pour certains, en tout cas, ils étaient assez malins pour s'en sortir à l'école, faire de longues études et aujourd'hui, avoir une famille, être posés et ne pas se retrouver en prison. Par contre, il y en a quelques-uns, ils ont fini héroïnomanes, en prison ou avec des bracelets électroniques. Déjà, dès mon enfance, on en était très conscients de tout ça. On savait qui allait terminer en taule ou pas, même s'ils faisaient les mêmes bêtises. Il y en avait qui avaient un état d’esprit derrière et d’autres où c'était juste vide, c'étaient des abrutis, quoi…»
En interrogeant les jeunes ayant réussi, on s’aperçoit que le contact avec la police a fréquemment eu lieu, mais qu’il n’est jamais décrit comme étant à sens unique; l’une des explications est qu’en réussissant, les personnes interrogées ont eu l’occasion de prendre un peu de distance avec leurs actions passées et ont intégré une notion qui semble cruellement manquer aux analystes contemporains: celle de responsabilité individuelle.
Arnaud Lacheret
Le propos de Hocine reflète assez bien celui des autres hommes interrogés. Le raisonnement majoritaire est que si l’on a des problèmes avec la police, c’est qu’on les a provoqués. Ce type de propos est assez contre-intuitif, principalement au regard d’une littérature foisonnante sur les relations complexes entre la jeunesse des banlieues et la police. Il semble également, et c’est une idée assez présente, que le «jeu» entre la police et les jeunes soit parfois vécu comme un rite initiatique, une forme de sélection naturelle. Lorsque Hocine sous-entend que beaucoup de jeunes pouvaient avoir eu des activités illicites sans jamais s’être fait prendre, puis avoir décidé de se «ranger», il reflète des propos recueillis par ailleurs: au sein du quartier, il est admis de faire des «bêtises», mais la capacité d’intégration se mesure aussi au fait d’éviter d’avoir des ennuis avec la police.
Il existe également d’autres interactions soulevées, souvent spontanément, par les personnes interrogées, particulièrement chez les hommes ayant l’air en apparence d’être les plus jeunes. Occupant des postes d’encadrement et ayant des situations sociales et économiques plutôt aisées, nombre d’entre eux soulignent par exemple l’impression de faire l’objet de contrôles routiers plus fréquents, mettant cela sur le compte du fait que les policiers seraient surpris de les voir au volant d’un véhicule haut de gamme ce qui, forcément, nous ramène à l’actualité récente.
Les interactions entre les jeunes et la police ne semblent donc pas spécialement décrites comme un élément décisif de l’intégration des personnes interrogées, ce qui va à l’encontre des conclusions des commentateurs actuels qui, il est vrai, étudient surtout les jeunes qui sont en situation d’échec.
En revanche, cette question est l’occasion pour eux de souligner l’importance cruciale des «relations» créées au sein du quartier qui peuvent faire basculer un jeune prometteur dans une spirale dont il ne pourra que très difficilement se défaire, mais aussi de mettre en avant un phénomène de responsabilité individuelle face au «risque policier» et également une forme de sélection naturelle dans la capacité d’un individu à éviter de se faire prendre et remarquer. Ici, nous retrouvons une nouvelle fois mobilisée la notion de méritocratie dans les argumentaires des hommes interrogés: s’ils n’ont pas ou peu rencontré de problèmes avec la police, c’est que d’une certaine façon, ils affirment avoir accompli un effort particulier, sous-entendant que d’autres ne l’ont pas accompli.
Ainsi, en interrogeant les jeunes ayant réussi, on s’aperçoit que le contact avec la police a fréquemment eu lieu, mais qu’il n’est jamais décrit comme étant à sens unique. L’une des explications est qu’en réussissant, les personnes interrogées ont eu l’occasion de prendre un peu de distance avec leurs actions passées et ont intégré une notion qui semble cruellement manquer aux analystes contemporains: celle de responsabilité individuelle. S’il y a un effort à accomplir en termes de politiques publiques, c’est en essayant de réduire la part de victimisation qui est une forme de discours assez répandu dans les quartiers. Il s’agit d’un biais cognitif assez commun: l’être humain préfère toujours se persuader que ses échecs ou ses mésaventures ne sont jamais de sa faute et trouve pour cela un responsable. S’il s’agit de l’autorité, de l’institution, c’est encore plus simple, car ce responsable est souvent désincarné. Or, ce réflexe de défense est justement ce dont ceux qui ont réussi se sont débarrassés, préférant occulter les possibles discriminations pour se concentrer sur leurs parcours individuels et les efforts à accomplir sur la voie de l’intégration. C’est en tout cas ce qu’il ressort de mon enquête, à paraître dans mon prochain ouvrage en septembre 2023.
Arnaud Lacheret est docteur en sciences politiques, Associate Professor à Skema Business School et professeur à la French Arabian Business School.
Ses derniers livres: Femmes, musulmanes, cadres… Une intégration à la française et La femme est l’avenir du Golfe, aux éditions Le Bord de l’Eau.
Twitter: @LacheretArnaud
NDLR: L’opinion exprimée dans cette section est celle de l’auteur et ne reflète pas nécessairement le point de vue d'Arab News en français.