Nacer Bouhanni, le «Benzema» du cyclisme français

Le cycliste français Nacer Bouhanni (Photo, AFP).
Le cycliste français Nacer Bouhanni (Photo, AFP).
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Publié le Mercredi 14 avril 2021

Nacer Bouhanni, le «Benzema» du cyclisme français

Nacer Bouhanni, le «Benzema» du cyclisme français
  • L’ancien champion de France de cyclisme a reçu une marée nauséeuse d’insultes racistes sur les réseaux sociaux, après avoir causé un accident parmi les coureurs lors d’une course fin mars
  • Depuis longtemps, dans le pays des talents et des mérites, les jeunes d’origine maghrébine et africaine sont condamnés par la rhétorique de la «victimisation»

Il s’appelle Nacer Bouhanni. Il est né le 25 juillet 1990 à Épinal, dans le département des Vosges. Il est Lorrain, né de parents algériens. Depuis tout petit, il a une passion : le cyclisme. Encouragé par son père, il est devenu coureur professionnel depuis 2011 dans l'équipe Arkéa-Samsic. Sprinteur, il a été champion de France en 2012, et a gagné trois étapes du Tour d'Italie 2014 et d'Espagne.

Le 26 mars dernier, son destin a basculé. Lors d’une course, à Cholet-Pays de la Loire, son sprint final a causé un accident parmi les coureurs. Il a été disqualifié. Depuis, le coureur, qui vient juste d’avoir un enfant avec l’actrice Hafsia Herzi, a été victime d’une marée nauséeuse d’insultes racistes sur les réseaux sociaux. Il a exprimé son profond écœurement au journal L'Équipe.

«Je reçois des centaines de messages, ça tourne au harcèlement, j’en ai ras-le-bol. Depuis le sprint à Cholet, c'est incessant, cela devient insupportable. Ça fait vingt-cinq ans que je suis dans le cyclisme et depuis petit, j'ai fait face à des choses (...) mais je me suis toujours tu. Je ne suis pas quelqu'un qui se fait passer pour une victime, ça reste tabou de parler de ces choses-là… Si on en parle, les gens vont dire qu'on se “victimise”… mais là c'est beaucoup trop».

Le champion lorrain injurié clame la fierté de ses origines: «Je suis fier de mon prénom, fier de mes origines, je suis français d’origine maghrébine, c’est comme ça.» Il avoue que ces insultes récurrentes au fil des années l’ont forcé à se construire une carapace. Il se remémore des scènes choquantes durant ses premières années dans le cyclisme : «Ça commence à petite échelle, on entend certaines choses, sur le bord des routes, des choses méchantes, de la part des autres parents, ça fait mal parce que quand cela vient d’un adulte, ça marque beaucoup plus un enfant de 6 ou 7 ans». Un Arabe dans le Tour de France ! «On n’oublie jamais rien, on vit avec.»

C'est comme une cicatrice, dit-il, qui était fermée, qui s'est rouverte petit à petit au fil des jours. Et qui fait mal. À l’entendre, on ne peut éviter de faire le rapprochement avec le mouvement #Metoo et la récente prise de paroles des femmes face au harcèlement sexuel, ou des victimes d’inceste. Le racisme relève de la même logique du silence: «Ce n’est pas facile de parler de ces choses-là. Pour que ça me retombe encore dessus... Pourquoi personne ne fait rien quand ce genre de personnes immondes m'envoient en permanence des “cochon” ou des “terroriste”’, “retourne dans ton pays sale Maghrébin” ?»

Son père l’a toujours aidé à se protéger de «tout ça». Mais le racisme l’a épuisé. Beaucoup plus que les courses difficiles. Vingt-cinq ans que cela dure. Ses origines, sa religion, toujours en cause, ont fait de lui un intrus dans le cyclisme de haut niveau. Il le voit dans les yeux des gens. En juillet 2019, en commentant une étape du Tour de France pour la télévision hollandaise où il est consultant, l’ancien coureur Stef Clement avait évoqué Nacer Bouhanni, en racontant aux millions de téléspectateurs qu’il avait interdit la consommation de porc au sein de l’équipe nordiste en raison de sa religion et refusait de voir des femmes dans l’environnement de sa formation. Avant de rétropédaler, avouant colporter des rumeurs, et de s’excuser pour «la gêne occasionnée». Ben voyons !

Dans un autre registre, toujours en Lorraine, réputée pour son pâté en croûte, en septembre 2016, une immonde rumeur avait aussi été lancée. Cette fois, elle visait Imed Bentaleb, un sous-préfet de Meurthe-et-Moselle de 51 ans, d’origine tunisienne, né à Lyon. Sur Facebook, une information annonçait qu’il aurait demandé aux boulangers de la région de changer la recette du pâté lorrain et préconisé de remplacer le porc par… de l’agneau ! La nouvelle avait fait grand bruit.

Célébrer les mérites individuels de l’intégration permet d’évacuer l’idée de dette, sociale, coloniale, raciale, de repentance. La majorité ne veut plus se sentir comptable de doléances de ces victimes, qu’elle considère avant tout comme des «parasites sociaux».

Azouz Begag

Imed Bentaleb venait juste d’arriver à la préfecture de Nancy, une région fragilisée par de multiples reconversions industrielles de la Meurthe-et-Moselle où, en 2017, pour la première fois lors d'une élection présidentielle, le vote d'extrême-droite est arrivé en tête dans les quatre départements. Le vote Front national s'y est durablement implanté. La surprise du basculement était venue de la Meurthe-et-Moselle. Le sous-préfet, ex-magistrat et conseiller au Conseil d’État, avait porté plainte. L’auteur de la rumeur identifié, un retraité de 69 ans, avait été condamné pour «diffamation» et «provocation à la haine raciale» à 1 000 euros d’amende. Imed Bentaleb avait été obligé de réaffirmer son statut de serviteur de l’État français, pour qui la recette du pâté lorrain n’était ni dans ses compétences ni dans son agenda.

En 2021, dans le monde du cyclisme lorrain, le même racisme se reproduit. Nacer Bouhanni le Vosgien, champion de France de vélo, se sent contraint de se justifier: «Je suis né en France, j'aime mon pays, j'ai été champion de France à 21 ans, ça a été un des plus beaux moments de ma carrière quand je me suis retrouvé sur le podium avec La Marseillaise.»

Il a toujours refusé de succomber à la tentation de la victimisation. «Mes parents ont toujours refusé de me parler de racisme», affirme-t-il. Pour le protéger, comme si c’était à la victime d’apprendre à se taire, à «la fermer» s’il voulait réussir. En portant plainte, il espère que la justice lui permettra de se «libérer d’un poids qui lui pèse depuis vingt-cinq ans».Vingt-cinq ans. Une génération. La France ne s’est pas libérée de ses démons. Depuis longtemps, dans le pays des talents et des mérites, les jeunes d’origine maghrébine et africaine sont condamnés par la rhétorique de la «victimisation».

Chaque fois qu’ils évoquent le racisme dont ils souffrent, les humiliations subies à l’entrée des discothèques, sur le marché du travail, le logement, on leur assène une injonction : «On en a marre de vos lamentations !» Se cantonner à des postures victimaires reviendrait à dissimuler ses propres défaillances personnelles.

Les injonctions culpabilisantes pour les victimes ont élargi la voie aux implosions individuelles et aux explosions collectives. Se taire signifiait en filigrane que le silence devrait être la règle pour prétendre être «intégré» à la majorité. Être muet et invisible. Comme l’ont été nos parents immigrés ouvriers dans les mines de charbon. Ne pas faire de vagues. Manger son pain blanc. C’est justement cette injonction que les jeunes ont peu à peu commencé à refuser, individuellement et collectivement. Manger son pain blanc, avaler des couleuvres…

Les quelques figures issues de l’immigration qui prospèrent dans les médias, le sport, la télévision, la politique… sont ceux qui ne parlent pas, qui ne sont pas «dans la victimisation», selon les formules consacrées. Sois belle et tais-toi ! Mange et ferme-là ! Ces success stories laissent penser que si on veut s’en sortir en France, on n’a qu’à s’en donner les moyens, et que ceux qui n’y parviennent pas ne doivent s’en prendre à eux-mêmes.

De plus, célébrer les mérites individuels de l’intégration permet d’évacuer l’idée de dette, sociale, coloniale, raciale, de repentance. La majorité ne veut plus se sentir comptable de doléances de ces victimes, qu’elle considère avant tout comme des «parasites sociaux». Au point qu’elle ne supporte même plus le mot «racisme» et va jusqu’à renverser l’équation: les victimes sont responsables de leurs malheurs. Pire, ils sont «anti-blancs»! Voilà aussi pourquoi, les termes «égalité des chances», «discrimination positive», «statistique ethnique»… ont fait long feu dans le champ politique. Ils sont pensés comme profitant exclusivement aux minorités.

La France, tu l’aimes (telle qu’elle est) ou bien tu t’en vas ! Le cycliste Nacer Bouhanni restera. Chez lui. À Nancy. En Lorraine. Il a reçu une lettre de l’UCI, Union internationale de cyclisme, lui annonçant sa suspension des compétitions pour trois mois. Il va certes se défendre, mais si la sanction est appliquée, elle sonnera le glas de sa carrière professionnelle.

Dans le football, Karim Benzema, à 34 ans, est devenu le roi de l’équipe du Real Madrid après son éviction des Bleus par le sélectionneur Didier Deschamps et le Premier ministre Manuel Valls. Belle leçon de témérité. Mais, à 31 ans, comment pourra se relancer Nacer Bouhanni dans le cyclisme ? Et où ? À Dubaï ? Au Qatar ? Après la migration de leurs parents et grands-parents, faire leurs valises et se chercher un avenir ailleurs que sur leur terre de naissance est le sort de bien des jeunes d’origine maghrébine de France. C’est triste.

Azouz Begag est écrivain et ancien ministre (2005-2007), chercheur en économie et sociologie. Il est chargé de recherche du CNRS.

Twitter: @AzouzBegag

NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.