Par son soutien très public et parfois même déroutant à la campagne de réélection de Donald Trump, la Turquie a poussé beaucoup de gens à se demander pourquoi Ankara se rangeait si résolument du côté d’un président américain aussi favorable à Israël. La réponse est bien simple: l’alternative. Avec le président élu Joe Biden qui attend dans les coulisses, les objectifs stratégiques si précieux pour la Turquie sont sans aucun doute en train d’être réévalués.
Dans la mesure où M. Biden a promis de reconfigurer les relations de l’Amérique avec le monde, une véritable opportunité s’offre aux deux parties d’envisager une «réinitialisation» de leurs relations bilatérales, au-delà des calculs à court terme liés aux élections. Dans un contexte de désaccord croissant de la Turquie avec l’Organisation du traité de l'Atlantique nord (Otan) et les puissances européennes, la gestion de ces relations par les États-Unis revêt une importance stratégique cruciale.
Au vu de tous les événements qui se succèdent, la Turquie constitue depuis une dizaine d’années un souci pour le gouvernement américain. En tant que membre de longue date de l’Otan et compte tenu de sa position géographique entre l’Europe et l’Asie, la Turquie est un allié précieux, et donc un amortisseur important, non seulement vis-à-vis du chaos qui règne au Proche-Orient, mais aussi face à l’expansionnisme russe.
En Syrie, où les États-Unis ont perdu beaucoup de terrain en faveur de la Russie, la Turquie a non seulement joué le rôle de relais des efforts américains dans la région, mais elle a également rappelé avec vigueur que la réticence des États-Unis à l’égard de l’aventurisme militaire avait été remplacée par l’enthousiasme des puissances régionales sur le sujet.
En effet, la Turquie représentait autrefois un pilier fondamental pour la sécurité des pays transatlantiques, comme l’illustrent son action en Afghanistan, la guerre contre le terrorisme et la promotion de l’interdépendance économique avec l’Europe. Cependant, ses politiques de plus en plus autonomes ont fait perdre du terrain à Washington.
En tant que membre de longue date de l’Otan et compte tenu de sa position géographique entre l’Europe et l’Asie, la Turquie est un allié précieux, et donc un amortisseur important, non seulement vis-à-vis du chaos qui règne au Proche-Orient, mais aussi face à l’expansionnisme russe.
Ces dernières années, les relations bilatérales entre les deux puissances, ouvertement alliées, sont devenues de plus en plus dysfonctionnelles. Fait intéressant, la nouvelle année n’a pas seulement préoccupé Ankara du point de vue du changement d’administration, mais aussi en raison des sanctions imposées au titre de la loi pour «contrer les adversaires de l’Amérique à travers les sanctions» (Caatsa), prolongée par Trump. En effet, le département de l’Industrie de la défense turc, son président Ismail Demir ainsi que trois autres employés subissent une énorme pression en raison de l’acquisition par leur pays du système de missiles russes S-400. Rien d’étonnant à ce qu’Ankara se sente quelque peu abandonnée.
Toutefois, ces circonstances représentent un moment propice pour réaligner les relations entre les deux pays. Même si l’administration Biden espère que les sanctions rapprocheront la Turquie de sa zone d’influence, elle est consciente que toute pression supplémentaire risque de faire glisser Ankara vers Moscou ou, pire encore, de la pousser à élargir ses initiatives diplomatiques plus autonomes en Méditerranée et bien au-delà. Certes, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a entretenu des rapports personnels avec son homologue américain, afin d’éviter les réactions devenues plus courantes des alliés américains, ce qui remettrait en question ses impératifs stratégiques. Néanmoins, la nouvelle administration américaine a fait clairement savoir qu’elle limiterait son engagement avec la Turquie aux canaux diplomatiques traditionnels, et qu’elle ne s’appuierait pas sur la communication ad hoc qui a marqué les relations entre Trump et Erdogan.
Même si M. Biden déplore le caractère transactionnel de l’administration Trump, qui a su séduire les gouvernements étrangers, les deux parties devront faire quelques concessions si elles souhaitent améliorer leurs relations. Outre la question des missiles S-400, le soutien américain aux Forces démocratiques syriennes (FDS) dérange la Turquie. Par ailleurs, la réticence prévisible de l’administration Biden à extrader Fethullah Gulen (le prétendu commanditaire du coup d’État raté perpétré en Turquie en juillet 2016) compromettra les espoirs de changement. En effet, Ankara est depuis bien longtemps en désaccord avec les États-Unis au sujet de sa politique à l’égard de la Syrie, notamment son soutien aux Unités de protection du peuple (YPG) – la filiale syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), désignée comme une organisation terroriste par Ankara, les États-Unis et l’Union européenne (UE) – un soutien considéré depuis longtemps comme une trahison de l’alliance entre les deux pays.
Le manque de clarté de l’administration Trump a engendré un vide sur le plan stratégique, qui a permis à la Turquie d’agir sans se préoccuper de la consternation des États-Unis.
En dépit de ces obstacles manifestes, certains signes laissent penser que les relations pourraient s’améliorer. Ainsi, le porte-parole du président turc, Ibrahim Kalin, a déclaré que l’équipe de Biden désire tourner la page dans ses relations avec la Turquie. Il reste à voir comment et quand cela se réalisera. Le manque de clarté de l’administration Trump a engendré un vide sur le plan stratégique, qui a permis à la Turquie d’agir sans se préoccuper de la consternation des États-Unis. En achetant des équipements de défense, en explorant le gaz naturel dans les eaux contestées de la Méditerranée orientale ou en poursuivant leur programme en Libye, les dirigeants turcs se sont un peu trop habitués à leur nouvelle autonomie, ce qui les a empêchés de voir que la stratégie du réchauffement de Washington était impérative.
Dans la mesure où le Parti de la justice et du développement (AKP) actuellement au pouvoir a été contraint de s’allier aux nationalistes pour rester au pouvoir, toute mesure susceptible de réduire la stature internationale de la Turquie sera difficile à mettre en œuvre. Quoi qu’il en soit, des personnalités chevronnées qui ont déjà travaillé au sein de l’équipe Obama comme Antony Blinken, Jake Sullivan, Lloyd Austin, Wendy Sherman, Victoria Nuland, Amanda Sloat et Brett McGurk, connaissent parfaitement la Turquie et ses diplomates. Ce sont certainement eux qui élaboreront la politique étrangère de Biden. Tout comme le président élu, ils sont conscients que les États-Unis ont perdu bien trop d’amis au cours des quatre dernières années – et que ce contexte doit absolument être redressé.
Zaid M. Belbagi est chroniqueur politique et conseiller pour des clients privés entre Londres et le Conseil de coopération du Golfe (CCG).
Twitter: @Moulay_Zaid
NDLR: Les opinions exprimées par les auteurs dans cette section sont les leurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue d’Arab News.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com