La Turquie, l’Arabie saoudite et le Pakistan ont tenu cette semaine leur deuxième réunion de collaboration trilatérale en matière de défense. La première réunion s'est tenue à Riyad en août dernier, tandis que la troisième se tiendra le mois prochain, lors du World Defense Show, également à Riyad. Ces trois réunions visent à renforcer l’objectif commun de ces pays d’autosuffisance en matière de défense, ainsi qu’à accroître la portée de la coopération trilatérale dans ce même domaine. Outre les aspects techniques de ces réunions, il est important d’examiner de près le lien de défense entre ces trois pays ainsi que les motivations qui se cachent derrière les liens de sécurité croissants entre eux.
Au cours de la dernière décennie, le Moyen-Orient a connu de nombreux aléas géopolitiques qui ont eu un effet de transformation sur les modèles conventionnels d’alignement entre les États de la région. Ces changements ont entraîné une modification dans les rapprochements au sein de la région, ouvrant la voie à l’émergence de nouveaux partenariats. Dans ce contexte, la Turquie, l’Arabie saoudite et le Pakistan entretiennent une solide relation trilatérale, qui s’avère de plus en plus importante pour les intérêts sécuritaires, économiques et diplomatiques des trois pays. Ils organisent des exercices militaires conjoints et signent des accords visant à consolider leur engagement en faveur d’une coopération en matière de défense.
Le Pakistan et la Turquie sont tous deux voisins de l’Iran. Aussi, la politique étrangère d’Ankara et d’Islamabad a-t-elle toujours été influencée par leur situation géographique et par des dynamiques géopolitiques complexes. Le récent rapprochement entre Riyad et Téhéran – un changement substantiel sous l’égide de la Chine – a fourni l’occasion au Pakistan et à la Turquie de contrebalancer leurs relations avec l’Arabie saoudite et l’Iran.
Dans le cas des relations turco-saoudiennes, le climat de rapprochement dans la région depuis début 2021 a contribué à rétablir leurs liens et à leur permettre d’avancer dans des domaines de collaboration, notamment dans celui de la défense.
Sur ce point, la signature l’année dernière d’un mémorandum d’accord sur la coopération en matière de défense entre le ministère saoudien de la Défense et Baykar, le constructeur turc d’équipementier de défense pour la fourniture de drones – qui a eu lieu lors de la visite du président turc Recep Tayyip Erdogan en Arabie saoudite – est cruciale. La partie turque a déclaré qu'il s'agissait du plus grand contrat d'exportation dans le domaine de la défense et de l'aviation signé à ce jour par une entreprise turque. Le Royaume est devenu le septième pays à acheter les drones de combat Bayraktar TB2 et Akinci, après nombre de ses voisins du Golfe. Le Pakistan a également acheté des drones Bayraktar TB2 et Akinci, qui ont changé la donne en ce qui concerne les capacités de défense du pays.
Leurs relations sont de plus en plus importantes pour les intérêts sécuritaires, économiques et diplomatiques des trois pays.
Sinem Cengiz
D’un autre côté, les relations de défense entre le Pakistan et la Turquie sont beaucoup plus structurées et profondément enracinées, et remontent aux années 1950. Pendant la Guerre froide, ils ont rejoint l’alliance de défense pro-occidentale, le Pacte de Bagdad, connu plus tard sous le nom de Central Treaty Organization (Organisation du Traité central), visant à renforcer leur collaboration politique et sécuritaire. Malgré la courte durée de leur alliance, le Pakistan et la Turquie ont continué à renforcer leur coopération en matière de sécurité. Le Groupe consultatif militaire Pakistan-Turquie a été créé en 1988 pour mieux coordonner leur coopération militaire. Les forces armées pakistanaises sont toujours entraînées par les forces turques.
Le Pakistan entretient également des liens militaires étroits avec l’Arabie saoudite, fournissant des armes, une formation et un soutien étendus aux forces armées saoudiennes. Depuis les années 1970, le Pakistan forme des soldats et des pilotes saoudiens. Contrairement à une idée reçue, les relations entre l’Arabie saoudite et le Pakistan vont au-delà des idéologies religieuses. Malgré les hauts et les bas dans leurs relations, Riyad considère Islamabad comme un partenaire clé en matière de défense. Concernant la sécurité du Golfe et de l’Asie du Sud-Ouest, les deux pays partagent largement une perspective commune. Cet alignement s’étend à d’importants problèmes mondiaux, notamment l’Afghanistan.
À cet égard, la Turquie fait également partie de l’équation. Ankara est restée résolue à soutenir le Pakistan face à l’Afghanistan, compte tenu des susceptibilités d’Islamabad. Le Pakistan, pour sa part, a toujours soutenu la position de la Turquie sur la question chypriote. Les deux pays ont également partagé une vision commune lors de la guerre du Haut-Karabakh en 2020, se rangeant du côté de l’Azerbaïdjan.
Ces trois pays partagent également une vision commune concernant la cause palestinienne, utilisant l’Organisation de la coopération islamique comme un instrument important dans les questions régionales. En outre, la Turquie et l'Arabie saoudite considèrent la question du Cachemire comme l'un des problémes les plus urgents auxquels est confrontée la sécurité et la stabilité de la région. Dans le cadre du groupe de contact de l'OCI, Ankara et Riyad ont boycotté l'année dernière une réunion du G20 organisée par l'Inde au Cachemire, même si les deux pays tentent également de maintenir des relations cordiales avec New Delhi.
Alors que les États-Unis se tournent vers l’Asie-Pacifique, ces trois pays progresseront probablement dans les différents aspects de leurs relations.
Sinem Cengiz
En résumé, il existe plusieurs dossiers régionaux qui mettent la Turquie, l’Arabie Saoudite et le Pakistan sur la même longueur d’onde.
L’engagement entre les trois pays dans le secteur de la défense a été considérable, leurs armées demeurant bien au fait l’une de l’autre. Alors que les États-Unis se tournent vers l’Asie-Pacifique et réduisent leur rôle de fournisseur direct de sécurité dans la région, ces trois pays, en raison des puissances importantes qu’ils détiennent, progresseront probablement dans les différents aspects de leurs relations, que ce soit au niveau bilatéral, ou trilatéral.
Malgré l’intensification continue de la solide collaboration triangulaire en matière de défense entre ces pays, celle-ci n’a jusqu’à présent pas progressé vers un partenariat de sécurité trilatéral officiel. Il serait trompeur d’anticiper l’évolution rapide de la relation trilatérale vers une alliance de défense globale.
Même s’il existe une importante harmonisation entre les perspectives de défense de ces trois pays, il pourrait y avoir des cas où leurs intérêts stratégiques seraient susceptibles de diverger. L’Arabie saoudite, le Pakistan et la Turquie ont chacun des positions et des intérêts géopolitiques particuliers. Il est vital d’évaluer ces légères différences pour maintenir une relation de défense harmonieuse.
L’un des moyens de renforcer cette collaboration serait d’avoir une vision franche des perceptions communes des menaces. Cela leur permettrait d’élaborer des stratégies qui tiennent compte des préoccupations et des priorités de chacun. De plus, il peut s’avérer nécessaire de naviguer dans un paysage géopolitique complexe pour progresser en termes de collaboration en matière de défense.
• Sinem Cengiz est une analyste politique turque spécialisée dans les relations de la Turquie avec le Moyen-Orient.
X: @SinemCngz
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est celle de l’auteur et ne reflète pas nécessairement le point de vue d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com