Le sommet des BRICS qui s’est tenu cette semaine dans la ville russe de Kazan avait un invité spécial intéressant: le président turc Recep Tayyip Erdogan. Il entretient des relations cordiales avec son homologue russe et a même qualifié Vladimir Poutine de “mon cher ami” pendant le sommet. La présence de Erdogan est une indication claire de la volonté de la Turquie d’adhérer à l’organisation, un sentiment qu’Ankara exprime depuis des années. La présence du dirigeant turc au sommet a officiellement renforcé cet intérêt et transmis un message important à certaines parties prenantes.
Les BRICS, qui regroupent le Brésil, la Russie, la Chine et l’Afrique du Sud, se sont récemment élargis à l’Égypte, à l’Éthiopie, à l’Iran et aux Émirats arabes unis. De son côté, l’Arabie saoudite, membre du G20, pèse le pour et le contre d’une adhésion au groupe. Bien que la Turquie, également membre du G20 et puissance régionale moyenne, ne soit pas encore devenue un membre officiel, sa candidature mérite d’être soulignée, car elle est le premier et le seul membre de l’OTAN à chercher à rejoindre un tel groupement non occidental.
Malgré des années d’efforts, la Turquie reste en dehors de l’UE, mais elle est toujours candidate à ce bloc qui est très critique à l’égard de la Russie et des autres membres des BRICS dans une certaine mesure. Cela crée une situation complexe, bien qu’elle soit certainement claire pour les décideurs turcs, qui ont au moins cinq raisons logiques de vouloir rejoindre les BRICS, malgré le possible mécontentement de l’OTAN et de l’UE.
Premièrement, même si cela peut sembler un cliché, les facteurs économiques sont des moteurs importants des alignements. Pour la Turquie, la coopération avec les membres des BRICS dans les domaines de l’énergie, du commerce et du développement est essentielle.
Deuxièmement, cela correspond à la nouvelle vision de la Turquie en matière de politique étrangère, de défense et d’économie: ce que les responsables politiques turcs appellent “l’autonomie stratégique”. Bien que cela puisse être perçu différemment d’un point de vue occidental, les décideurs turcs considèrent les BRICS comme une opportunité plutôt que comme une alternative aux liens de la Turquie avec l’Occident, à l’adhésion à l’OTAN ou à la candidature à l’UE.
La participation d’Erdogan au sommet des BRICS attire l’attention sur la réaction des États européens et des États-Unis. Il s’agit de savoir si ces États ignoreront les actions d’Ankara ou s’ils y répondront par des critiques. Le secrétaire général de l’OTAN, Mark Rutte, a fait l’éloge de la Turquie pour son “rôle vital” sur le flanc sud-est de l’alliance et a affirmé le “droit souverain” d’Ankara à s’engager avec les partenaires des BRICS. Il est probable que l’alliance maintiendra une réponse modérée, puisque la Turquie ne fait que demander son ahésion.
Le véritable test aura lieu si et quand la Turquie deviendra un membre officiel des BRICS. L’OTAN comprend que l’adhésion de la Turquie renforcerait la stature géopolitique des BRICS en tant que partisan du non-alignement, tout en positionnant Ankara, en tant que membre de l’OTAN, de manière avantageuse dans les deux camps, augmentant ainsi son influence en matière de politique étrangère.
Les décideurs turcs considèrent les BRICS comme une opportunité plutôt que comme une alternative aux liens de la Turquie avec l’Occident.
Sinem Cengiz
Le troisième facteur de motivation est le déclin apparent de l’hégémonie occidentale. Erdogan a toujours critiqué l’hégémonie centrée sur l’Occident, que ce soit au sien des Nations unies ou d’autres institutions. Les frustrations engendrées par les retards dans l’adhésion de la Turquie à l’UE et dans ses relations avec les États-Unis ont encore alimenté cette position critique. Pour les décideurs turcs, les meilleurs jours de l’Occident appartiennent désormais au passé, le centre de gravité géopolitique s’éloignant des économies développées.
L'adhésion aux BRICS pourrait donc renforcer les liens économiques de la Turquie avec les grandes puissances non occidentales, telles que la Russie et la Chine. Cette stratégie vise à renforcer les relations avec ces puissances à mesure que l’hégémonie des États-Unis s’estompe. En outre, les positions des pays européens dans les conflits récents, tels que la guerre de Gaza, ont servi de test décisif pour la Turquie, qui attend depuis longtemps l’acceptation de l’Europe.
En se rapprochant des BRICS, les responsables politiques turcs montrent en fait que si la Turquie avait de meilleures relations avec l’Occident, elle ne sait pas aussi tentée par l’adhésion aux BRICS. Ankara pousse ainsi l’Occident à reconsidérer ses relations avec la Turquie. Ce point a été soulginé par le ministre des Affaires étrangères Hakan Fidan, qui a déclaré que l’intérêt pour les BRICS n’existerait pas si la Turquie était déjà membre de l’UE. Par conséquent, Bruxelles doit maintenant décider du type de relation qu’elle souhaite entretenir avec la Turquie et qu’elle attend d’elle.
La candidature de la Turquie aux BRICS représente une tentative d’adoption d’une politique étrangère non alignée qui donne la priorité à ses intérêts plutôt qu’à son identité. Il convient de noter que, historiquement, la Turquie s’est positionnée comme un allié des États-Unis et l’un des membres fondateurs de l’OTAN, qui a été créée pour protéger l’Europe contre les menaces soviétiques pendant la guerre froide. Alors que plusieurs pays ont maintenu leur position au fil des années, la Turquie s’est progressivement repositionnée au cours de la dernière décennie, s’engageant même avec d’anciens adversaires comme la Russie et nouant de nouvelles amitiés avec des pays comme la Chine, souvent au détriment d’anciens amis.
Enfin, comme nous l’avons mentionné, les positions des puissances occidentales, notamment en ce qui concerne Gaza, ont renforcé la conviction de la Turquie qu’elles sont imprégnées d’hypocrisie, choisissant de manière sélective les guerres au cours desquelles les questions relatives aux droits de l’homme doivent être soulevées. De manière plus pragmatique, la Turquie perçoit la Russie et la Chine comme des acteurs plus importants dans les conflits régionaux, tels que la Syrie. Au moins, à un certain niveau, ils peuvent trouver un terrain d’entente pour leurs intérêts mutuels. Le processus de paix d’Astana pour la Syrie, auquel ont participé la Turquie et la Russie et l’Iran, membres des BRICS, en est un exemple important.
Il reste à voir si la Turquie rejoindra officiellement les BRICS, mais elle a de nombreuses raisons logiques de chercher à en faire partie, fait qui est reconnu par les membres BRICS et les puissances occidentales. Parfois, les actes sont plus éloquents que les paroles et la présence d’Erdogan à Kazan a clairement transmis ce message.
Sinem Cengiz est un analyste politique turc spécialisé dans les relations de la Turquie avec le Moyen-Orient.
X : @SinemCngz
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com