L'approche stratégique de la Turquie au Moyen-Orient

Un avion de Turkish Airlines transportant une délégation et une aide d'Ankara atterrit à Damas le 23 janvier 2025. (AFP)
Un avion de Turkish Airlines transportant une délégation et une aide d'Ankara atterrit à Damas le 23 janvier 2025. (AFP)
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Publié le Dimanche 26 janvier 2025

L'approche stratégique de la Turquie au Moyen-Orient

L'approche stratégique de la Turquie au Moyen-Orient
  • Naviguer dans l’environnement sécuritaire complexe de la région exige une capacité à s’adapter à une dynamique fluide entre hard power et soft power, où alliances et rivalités émergent et évoluent constamment
  • En Syrie, la Turquie a adopté une approche stratégique multidimensionnelle. Initialement axée sur des efforts diplomatiques et humanitaires, elle a progressivement recalibré sa politique pour donner la priorité à la sécurité nationale

Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a souligné l’importance de l’approche stratégique de la Turquie pour naviguer à travers les profondes transformations du Moyen-Orient. Il a souligné que la Turquie s'appuie sur sa "sagesse stratégique" pour orienter ses actions et décisions dans la région.

La sagesse stratégique est un pilier incontournable de toute politique étrangère efficace. Naviguer dans l’environnement sécuritaire complexe de la région exige une capacité à s’adapter à une dynamique fluide entre hard power et soft power, où alliances et rivalités émergent et évoluent constamment en fonction d’intérêts changeants.
Alors que le Moyen-Orient demeure marqué par des tensions persistantes et une instabilité profonde, la Turquie, en tant que puissance moyenne, est confrontée à des défis exigeant une sagesse stratégique dans un contexte où les décisions de politique étrangère ont des répercussions à la fois régionales et mondiales.

Il s'agit d'établir des priorités claires et de trouver un équilibre délicat entre réalisme et idéalisme. Cette sagesse stratégique doit être ancrée dans le pragmatisme, tout en conservant la flexibilité nécessaire pour répondre aux évolutions imprévisibles.Si l’approche stratégique de la Turquie au Moyen-Orient ne fait pas toujours l’unanimité parmi les acteurs régionaux et internationaux, ni ne s’aligne forcément sur leurs intérêts, une stratégie réussie reste pragmatique, adaptable et réaliste. Le rôle de la Turquie dans la région, notamment en Syrie, offre un exemple concret de la manière dont ces stratégies peuvent être ajustées et déployées pour répondre aux réalités émergentes.

En Syrie, la Turquie a adopté une approche stratégique multidimensionnelle. Initialement axée sur des efforts diplomatiques et humanitaires, elle a progressivement recalibré sa politique pour donner la priorité à la sécurité nationale, notamment à travers des opérations militaires et la création de zones de sécurité. Ce changement visait non seulement à éliminer les menaces sécuritaires, mais également à renforcer sa position en gagnant un avantage stratégique. Ankara a ainsi combiné des outils militaires et diplomatiques, faisant du recours à la force ou de sa menace un pilier central de son approche. L’intervention militaire de la Turquie en Syrie a permis à Ankara d’approfondir son influence dans le pays tout en consolidant sa capacité à contrer l’influence croissante de l’Iran et de la Russie dans la région.

Comme l’a souligné Joseph Nye, les objectifs du hard power et du soft power convergent, mais les moyens pour les atteindre diffèrent fondamentalement. Consciente de cette distinction, la Turquie a adopté une approche hybride, mêlant habilement soft power, hard power, et des stratégies intermédiaires, pour élargir son influence et renforcer son rôle en Syrie.

En s'appuyant sur le soft power, la Turquie a cherché à élargir sa sphère d’influence en Syrie en établissant des liens solides et en soutenant un gouvernement fiable à proximité de ses frontières. Sa force repose non seulement sur sa présence sur le terrain, mais également sur une approche stratégique qui s’appuie sur ses capacités politiques, culturelles et éducatives. Les établissements d’enseignement qu’elle a créés incarnent ces efforts, offrant espoir à la jeunesse syrienne. Par ailleurs, tout au long de la crise, la Turquie a fourni des possibilités éducatives aux Syriens vivant sur son territoire, dont certains occupent aujourd’hui des postes influents au sein de la nouvelle administration de Damas. Cette stratégie, centrée sur le soft power pour établir des liens profonds avec les Syriens, a également servi les intérêts matériels de la Turquie, un aspect particulièrement visible dans l’ère post-Assad.

L'approche stratégique de la Turquie consiste à soutenir les États déchirés par la guerre au Moyen-Orient à l'aide d'outils humanitaires et économiques et à trouver un équilibre entre les puissances mondiales et régionales par le biais de la diplomatie.

                                                           Sinem Cengiz

Le plan Marshall de 1948, par lequel les États-Unis ont fourni une aide économique pour reconstruire l’Europe après la Seconde Guerre mondiale, est un exemple emblématique de sagesse stratégique en politique étrangère. De même, l’ouverture des relations diplomatiques entre les États-Unis et la Chine en 1972 illustre également cela.Dans cette lignée, l’approche stratégique de la Turquie repose sur un soutien humanitaire et économique aux États du Moyen-Orient ravagés par la guerre, tout en cherchant à équilibrer les dynamiques entre les puissances mondiales et régionales grâce à une diplomatie agile et pragmatique.

Le deuxième pilier de la sagesse stratégique est l’adaptabilité géopolitique. En Syrie et dans d’autres régions du Moyen-Orient, la Turquie a démontré sa capacité à réorienter ses politiques en fonction des dynamiques changeantes. Sa capacité à s’adapter, que ce soit par des actions militaires ou des engagements diplomatiques, souligne l’importance d’une approche stratégique souple. Le processus de paix d’Astana, lancé en 2017 en collaboration avec l’Iran et la Russie, incarne parfaitement cette flexibilité stratégique. De même, le processus de normalisation de la Turquie avec plusieurs États régionaux reflète une stratégie qui privilégie la realpolitik à l’idealpolitik, en mettant l’accent sur les réalités géopolitiques plutôt que sur des idéaux abstraits.

Le troisième pilier fondamental de la sagesse stratégique est la médiation. La Turquie a joué un rôle clé en tant que médiateur dans divers conflits, notamment entre les nations africaines, ainsi que dans les efforts visant à rapprocher la Russie et l’Ukraine. Ces initiatives demeurent essentielles pour préserver et renforcer ses relations avec ces acteurs stratégiques.

En tant que pont entre les puissances mondiales et les autres acteurs régionaux, la Turquie cherche à élargir son influence. Toutefois, il est impératif qu’elle gère ses relations avec les autres puissances régionales de manière pragmatique, en évitant les approches à somme nulle susceptibles de nuire à ses ambitions stratégiques.

La sagesse stratégique en politique étrangère n’est jamais figée; elle repose sur un processus dynamique qui exige des ajustements constants. La Turquie doit définir avec clarté les objectifs qu’elle poursuit et la manière dont elle entend évoluer de la situation A à la situation B dans une région profondément instable. Cela nécessite non seulement une flexibilité dans ses politiques, mais également une vision à long terme avec des objectifs stratégiques bien définis. Sa capacité à équilibrer hard power et soft power, à affirmer son autonomie stratégique, et à s’adapter aux transformations rapides de la région déterminera son succès en tant que puissance moyenne influente, non seulement au Moyen-Orient, mais aussi sur la scène internationale.

Sinem Cengiz est une analyste politique turque spécialisée dans les relations de la Turquie avec le Moyen-Orient. 

X: @SinemCngz

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est celle de l’auteur et ne reflète pas nécessairement le point de vue d’Arab News en français.
 
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com