En 2020, alors en déplacement à Abu Dhabi, je discutais, en français, avec une doctorante dont le projet de recherche portait sur les mouvements islamistes soutenus par l’Iran. Au cours de la conversation, je lui indiquais qu’elle risquait de parler du Hezbollah, ce qui jeta un froid. Les convives me regardaient comme si j’avais prononcé une abomination. Mon interlocutrice m’expliqua immédiatement que prononcer ce mot en public était très mal vu, surtout dans une langue étrangère.
Cet épisode illustre à quel point j’avais oublié que les Émirats arabes unis (EAU) luttent de façon impitoyable contre l’islamisme et toute politisation de la religion musulmane. Plusieurs fois, alors que je me trouvais dans le Golfe, des contacts sécuritaires m’avaient indiqué, cachant mal leurs regrets, que les méthodes employées par Abu Dhabi ne passeraient hélas pas chez nous, car, justement, trop d’associations de défense des droits de l’homme avaient intégré que l’islam politique était une expression comme une autre et qu’il devait être protégé par les lois fondamentales de la république.
Si le partenariat stratégique entre la France et les EAU est plus fort que jamais, force est de constater que les Frères musulmans parviennent encore à faire entendre leur voix.
- Arnaud Lacheret
Or, aux EAU, les autorités ont depuis longtemps intégré l’idée qu’il n’y a pas d’autre solution que d’être particulièrement sévère avec l’incarnation de l’islam politique que sont les Frères musulmans. Alors que, en France, on laissait prospérer certaines des antennes à peine dissimulées de cette obédience, comme le Collectif contre l'islamophobie en France, celle-ci était intensément combattue aux EAU et, dès 2017, la chaîne Al Jazeera, obédience du Qatar, qui permettait au leader des Frères musulmans, Youssef al-Qaradawi, de librement s’exprimer, fut tout simplement interdite et rendue inaccessible, y compris en ligne.
Si les analystes y ont vu une lutte contre le voisin qatarien, il faut plutôt l’interpréter comme une cohérence dans la politique de lutte contre l’islamisme menée par les EAU, qui avait été soulignée par Christian Chesnot et Georges Malbrunot dans leur livre Nos très chers émirs, soulignant même que le gouvernement émirien imposait les prêches du vendredi dans les mosquées afin d’être certain qu’aucune déviance ne soit constatée.
De la même façon, les EAU ont fait des choix, souvent discutés, sur le plan international. On peut ainsi évoquer la volonté de soutenir le gouvernement égyptien d’Abdel Fattah al-Sissi, farouche opposant des Frères musulmans, ou celle de lutter contre le parti islamiste Ennahdha en Tunisie. On se rappelle également que, au Yémen, les EAU, pourtant alliés de Riyad, avaient critiqué la stratégie saoudienne qui consistait à s’appuyer sur un parti proche des Frères musulmans qui luttait contre les Houthis.
Ce choix délibéré de combattre très fortement l’islamisme vaut aux EAU des attaques médiatiques et des campagnes de dénigrement fréquentes, qui, étonnamment, trouvent souvent des relais en France. Même lorsque, en 2020, Mohammed ben Zayed fut à l’origine de la signature des accords d’Abraham, qui normalisent les relations avec Israël – le Bahreïn, puis le Soudan et le Maroc se joignirent ensuite à ces accords –, on se souvient du faible enthousiasme tricolore.
Si la lutte contre l’islamisme est féroce, elle implique aussi, et surtout, des méthodes qui ne manquent pas d’étonner et que les Occidentaux ont du mal à concevoir. La police se montre particulièrement intrusive face à tout signe qui pourrait témoigner d’un soutien aux Frères musulmans et elle combat le prosélytisme avec une intensité difficile à imaginer en Occident.
Cet activisme contre l’islam politique se double toutefois d’une promotion de la tolérance religieuse particulièrement militante. Outre les accords d’Abraham, on a assisté la semaine dernière à l’inauguration en grande pompe de la Maison de la famille abrahamique, premier lieu de culte multiconfessionnel, qui comprend une église, une synagogue et une mosquée, et indique la volonté de la famille régnante de miser énormément sur cette image de tolérance et de lutte contre l’extrémisme pour valoriser l’image du pays.
Il est toujours étonnant de lire, dans les propos des commentateurs, des critiques à peine voilées des méthodes d’Abu Dhabi et de ses alliés pour lutter contre l’islam politique et les Frères musulmans, alors que ces mêmes commentateurs se situent souvent dans une sphère politique qui prétend combattre l’islamisme. Si le partenariat stratégique entre la France et les EAU est plus fort que jamais, force est de constater que les Frères musulmans parviennent encore à faire entendre leur voix. Il est légitime de critiquer le régime d’Abu Dhabi, mais le faire ce cette façon est pour le moins curieux, au point que, souvent, plus les critiques à l’égard de la politique des EAU sont importantes, plus il convient de se poser la question des intérêts que défendent ceux qui les formulent…
Arnaud Lacheret est docteur en sciences politiques, Associate Professor à Skema Business School et professeur à la French Arabian Business School.
Ses derniers livres: Femmes, musulmanes, cadres… Une intégration à la française et La femme est l’avenir du Golfe, aux éditions Le Bord de l’Eau.
Twitter: @LacheretArnaud
NDLR: L’opinion exprimée dans cette section est celle de l’auteur et ne reflète pas nécessairement le point de vue d'Arab News en français.