Au cours de la dernière décennie, la politique étrangère turque a traversé de nombreuses difficultés, principalement à cause de la crise en Syrie. Cette dernière a en effet eu plusieurs implications pour la Turquie à plusieurs niveaux : aggravation de la question kurde, exacerbation de la crise des réfugiés, augmentation des menaces sur la sécurité du pays et à l’étranger, intensification de la polarisation intérieure due aux problèmes économiques et sociaux et tension dans ses relations avec plusieurs acteurs, à la fois mondiaux et régionaux.
À l’exception d’une brève période où Ankara a tenté de convaincre Damas de mener des réformes, la Turquie a toujours visé la chute du régime de Bachar Assad, soutenant ainsi les groupes d’opposition et abritant des millions de réfugiés syriens. Alors que la crise syrienne traversait plusieurs étapes, la politique d’Ankara a également connu des transformations importantes.
Les relations Turquie-Syrie, ayant connu des années d’hostilité et d’inimitié entre le président turc Recep Tayyip Erdogan et Assad, ont actuellement atteint un tournant critique. La première rencontre publique depuis plus d’une décennie s’est tenue le 28 décembre à Moscou entre les hauts responsables turcs et syriens de la défense et de la sécurité.
Cette rencontre a provoqué un malaise chez plusieurs acteurs, dont les États-Unis, les milices kurdes, l’opposition armée et la politique syrienne, Israël et les réfugiés syriens qui vivent en Turquie. La détérioration de ses relations avec Damas ayant affecté les relations d’Ankara avec plusieurs autres acteurs, tout dégel est susceptible d’affecter ses relations avec les autres parties prenantes de la Syrie.
« La manière dont les pourparlers affecteront les équilibres politiques turcs avant les élections de cette année est une question qui reste sans réponse pour le moment » Sinem Cengiz
Commençons par l’opposition syrienne. Après la rencontre de Moscou, l’opposition politique et armée syrienne a exhorté la Turquie à réaffirmer son soutien à leur cause. Espérant apaiser l’opposition, le ministre turc des Affaires étrangères Mevlut Cavusoglu a salué mardi les personnalités de l’opposition et a réitéré son soutien à une résolution du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies qui appelle à une entente politique en Syrie. Lors du processus de paix d’Astana avec la Russie et l’Iran, Ankara considérait l’opposition comme une carte puissante à jouer dans le jeu diplomatique contre les alliés d’Assad.
Le prochain acteur effaré par cette rencontre était les États-Unis, le soutien le plus ardent des groupes kurdes en Syrie considérés comme terroristes par Ankara. Mardi, Washington a appelé toutes les nations à réfléchir deux fois avant de réhabiliter le « violent » Assad syrien. Bien que les objectifs turcs et américains en Syrie aient été similaires et les deux pays souvent coordonnés pendant la phase initiale de la crise, cette coopération s’est affaiblie au fil du temps en raison des intérêts contradictoires des deux parties.
Alors que la question kurde s’aggravait chez eux et qu’Ankara adoptait désormais des mesures sévères afin de contrer la menace séparatiste kurde au-delà de ses frontières, les États-Unis ont poursuivi leur travail avec la branche kurde syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan, les Unités de défense du peuple connues sous le nom de YPG dans la lutte contre Daech, lui permettant d’étendre sa zone d’influence en Syrie. Par conséquent, les groupes kurdes soutenus par les États-Unis représentent le troisième acteur concerné par la normalisation turco-syrienne. Ces groupes-là ont bénéficié de l’hostilité entre Ankara et Damas pendant plus d’une décennie.
Le quatrième acteur est le dernier ennemi régional de Damas qui se trouve à sa frontière sud : Israël. Si le processus de normalisation turco-syrien réussit, Israël sera l’intrus dans la région, étant donné que d’autres parties régionales s’engagent avec Damas. Par exemple, alors que les gros titres sont dominés par les informations sur les frappes aériennes régulières d’Israël contre la Syrie, le Hamas s’est réconcilié avec Damas à travers une médiation iranienne.
Bien que la Syrie ne représente pas une menace militaire directe pour Israël, sa normalisation potentielle avec la Turquie et son retour dans le giron régional entraîneraient plusieurs répercussions pour Tel-Aviv, notamment l’influence croissante de l’Iran en Syrie, au Liban et même au sein des groupes palestiniens. C’est l’une des principales raisons pour lesquelles Israël considère les kurdes syriens comme des alliés contre l’influence iranienne en Syrie et les soutient depuis plusieurs années, tant sur le plan diplomatique que par d’autres moyens.
Enfin, les pourparlers entre Ankara et Damas ont davantage concerné près de 4 millions de syriens qui se sont réfugiés en Turquie depuis 2011. En parallèle, Ankara a récemment accéléré ses efforts pour augmenter ce que l’État appelle « les retours volontaires »
Il y a ceux qui sont contre les pourparlers de normalisation et ceux qui en sont partisans. La Russie soutient la réconciliation turco-syrienne plus que tout autre acteur politique. Les dirigeants turcs et russes ont développé des liens solides grâce au processus de paix d’Astana. L’Iran, qui est le troisième acteur d’Astana, soutient également les pourparlers menés par la Russie.
En Turquie, l’opposition politique qui critiquait la crise d’Ankara avec la Syrie, a toujours soutenu la normalisation des relations et le rapatriement des réfugiés. Cependant, la manière dont les pourparlers Turquie-Syrie affecteront les équilibres politiques turcs avant les élections de cette année est une question qui reste sans réponse pour le moment.
Il y a à peine un an, tout rapprochement turco-syrien semblait impensable. Cependant, ce développement implique non seulement Ankara et Damas, mais également de nombreux autres acteurs mentionnés ci-dessus qui ont des intérêts dans cette crise, ayant été concernés par l’hostilité qui dure depuis une décennie entre les deux voisins.
Sinem Cengiz est analyste politique turque spécialisée dans les relations extérieures de la Turquie notamment avec les pays du Moyen-Orient.
Twitter : @SinemCngz
NDLR : L’opinion exprimée dans cette section est celle de l’auteur et ne reflète pas nécessairement le point de vue d'Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com