La première réunion ministérielle officielle entre la Turquie et la Syrie en onze ans devrait être l’objet de toutes les attentions. La Russie a accueilli la semaine dernière des pourparlers entre les ministres de la Défense Hulusi Akar et Ali Mahmoud Abbas. Un rapprochement est-il une forme de pari réaliste en 2023 ?
C'est tout un revirement, compte tenu des hostilités qui durent depuis une décennie entre les deux pays, les liens entre eux ayant été coupés en 2012. La Turquie a été le principal parrain de l'opposition externe syrienne au régime Assad. Les combattants de l'opposition ont reçu une formation et des armes d'Ankara. Le président Recep Tayyip Erdogan a qualifié son homologue syrien, Bachar al-Assad, de «terroriste». Et la Turquie, qui a lancé quatre incursions militaires majeures dans le nord de la Syrie, occupe toujours des parties importantes de la zone.
Les pourparlers devraient se poursuivre en 2023, les ministres des Affaires étrangères pouvant être les prochains interlocuteurs à la mi-janvier. Qui sait, cela pourrait même conduire à une forme de sommet présidentiel au début du printemps. Akar a également laissé ouverte la possibilité d'étendre la coopération sur le terrain avec la Russie pour inclure le régime syrien.
Pour ceux qui s’y intéressent de près, cela n'aurait pas dû être une surprise. Les liens des renseignements turco-syriens ont repris en coulisses il y a quelque temps. Depuis août dernier au moins, Erdogan a évoqué la nécessité d'une diplomatie entre les deux gouvernements et a déclaré que le changement de régime à Damas ne faisait plus partie de la politique turque. Erdogan a précisé la voie qu'il souhaitait. «D'abord, nos agences de renseignement, puis les ministres de la Défense et ensuite les ministres des Affaires étrangères pourraient se rencontrer. Après leurs réunions, nous, en tant que dirigeants, pourrons nous réunir», a-t-il déclaré le mois dernier. Les chefs respectifs du renseignement étaient également présents au sommet de Moscou.
Le jeu de la Russie est le plus facile à pénétrer. La réunion a eu lieu à Moscou sous les auspices russes. La réhabilitation de son vassal de longue date au Moyen-Orient serait bien utile à Vladimir Poutine. Pour l’État sanctionné, actuellement enlisé dans le bourbier ukrainien, les alliés sont de la poussière d'or. Poutine a besoin d'un succès ou deux. Il souhaitera également exclure l'Iran et limiter son influence à Damas, alors même que l'armée russe achète de la technologie iranienne, notamment des drones.
Là où Poutine a le plus à gagner, c’est en se rapprochant de la Turquie en sa qualité de membre clé de l'Otan. S'il devait perdre en Ukraine, il pourrait détourner l'attention de l'humiliation en gagnant à sa cause Ankara. Le commerce turco-russe est déjà en hausse, tout comme les liens sur les produits énergétiques. Cela semble encore loin, mais Poutine croit clairement qu'il peut tenter la Turquie de sortir de l'orbite américaine.
Qui seront les perdants? Les Kurdes syriens craignent clairement les conséquences d'un accord Turquie-Syrie. Le régime syrien sait parfaitement que les groupes kurdes ne pourront jamais faire confiance aux dirigeants turcs, et devront donc finalement revenir à un modus vivendi fragile avec Damas. Quel choix ont-ils? Le régime syrien aurait alors pour responsabilité de veiller à ce que les groupes kurdes soient contenus et ne représentent aucune menace réelle pour les intérêts turcs. Cela dit, le régime syrien pourrait avoir du mal à tenir son engagement de contrôler les groupes et les zones kurdes.
Le régime syrien aspire à la réunification complète du pays sous son contrôle, même s'il a conscience qu’il doit être patient pour atteindre cet objectif.
Chris Doyle
Une nouvelle invasion turque, signalée depuis un certain temps, n'est pas exclue. En novembre, la Turquie a lancé d'importantes attaques aériennes contre des groupes kurdes, à la suite de l’attentat à la bombe meurtrier de l'avenue Istiklal à Istanbul, que les autorités turques ont rapidement imputé au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Erdogan veut que le soutien de Poutine se poursuive et porte un coup sévère aux groupes kurdes avant que les opérations de la Turquie en Syrie ne soient stoppées. Notons que la Turquie cherche le feu vert de la Russie et non de Washington.
Un autre perdant d’un rapprochement entre les deux pays serait l'opposition syrienne soutenue par la Turquie. Des manifestations ont déjà éclaté à la perspective d'une normalisation turco-syrienne dans les zones de Syrie contrôlées par la Turquie. Erdogan utilise ces groupes d'opposition comme un outil depuis 2011. Cependant, aussi facilement qu'il les a soutenus, il peut aussi les abandonner. Il sait que le régime syrien ne tombera pas. Les groupes d'opposition ont atteint de nouveaux niveaux d'impuissance et d'inefficacité. Le danger est qu'ils offrent peu de bonus à Ankara et qu’ils puissent constituer un handicap. Ceci dit, Erdogan les gardera probablement comme une carte dans sa manche si tout arrangement avec Assad tournait mal.
Pourtant, il est probable que le régime syrien lance un jour, avec le soutien de la Russie et l'assentiment de la Turquie, un assaut final sur Idlib, au nord-ouest du pays. Le régime syrien aspire à la réunification complète du pays sous son contrôle, même s'il a conscience qu’il doit être patient pour atteindre cet objectif.
Les réfugiés syriens seraient également encore plus menacés si un accord se matérialisait. Erdogan n'a pas caché son intention de renvoyer en Syrie bon nombre des 3,8 millions de réfugiés qui se trouveraient en Turquie. Idéalement, il souhaite qu'ils soient réinstallés dans le nord de la Syrie pour former une zone tampon démographique entre la Turquie et les régions kurdes syriennes. En fait, nombre d'entre eux ont déjà été renvoyés de force en Syrie, mais pas dans leurs régions d'origine. Erdogan est pleinement conscient que l'accueil des réfugiés est devenu un fardeau impopulaire pour le pays, compte tenu de ses difficultés économiques.
Reste la résurgence de Daech. Les Forces de défense syriennes (FDS), majoritairement kurdes, ont été à l'avant-garde des tentatives de répression des extrémistes, avec le soutien de la coalition mondiale contre Daech, notamment celui des États-Unis. Par-dessus tout, elles contrôlent des camps comme Al-Hol dans le nord-est de la Syrie, qui compte 50 000 personnes, dont un grand nombre sympathisent avec Daech. Il y a une semaine à peine, une cellule dormante du groupe terroriste a tué six membres des FDS. Daech a beaucoup à gagner de toute tentative turque visant à affaiblir les FDS, et saisira toutes les opportunités qui se présenteront.
Les gouvernements turc et syrien pourraient dire qu’ils se retrouvent dans une bataille commune contre le terrorisme. C’est ce qui est clairement ressorti de la déclaration du ministère turc des Affaires étrangères, qui a fait référence à la nécessité de «combattre toutes les organisations terroristes en Syrie».
La survie des résidus du régime Assad sera encore plus certaine. Il s'en réjouira comme d'un pas de plus vers la normalisation des liens régionaux et pour la pleine réaffirmation de son autorité nationale.
Mais ce n'est pas un triomphe. L'économie syrienne est en lambeaux. Plus de la moitié de la population peine à nourrir sa famille. Le pays et la société sont fragmentés et maltraités. La colère et le désespoir généralisés signifient que les fondements du régime restent faibles, avec peu de perspectives de reprise. Les Syriens se sentent cruellement abandonnés, mais sont plus que capables de prendre les choses en main un jour ou l’autre, à l’avenir.
Chris Doyle est le directeur du Council for Arab-British Understanding, basé à Londres.
Twitter: @Doylech
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est celle de l’auteur et ne reflète pas nécessairement le point de vue d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com