La monnaie dite «franc CFA» (Colonies françaises d’Afrique, puis Communauté financière africaine) fut créée le 26 décembre 1945, le jour de la ratification, par la France, des accords de Bretton Woods. Ces Accords, qui définissaient les grandes lignes du futur système financier international, furent signés après une réunion tenue du 1er au 22 juillet 1944, entre 730 délégués représentant l’ensemble des 44 nations dites «alliées».
L’eco-maison
La formule «Zone franc» doit être explicitée. Et c’est un rapport du Sénat qui s’en est chargé pour nous: «Cette expression peut se révéler trompeuse: la Zone franc regroupe deux zones monétaires distinctes – l'Union monétaire ouest-africaine [Umoa] et la Commission économique et monétaire d'Afrique centrale [Cémac] – ainsi que l'Union des Comores; chaque ensemble disposant de sa propre monnaie (francs CFA et comorien)». (2)
En 2019, une réforme décidée par la France et les huit pays de l'Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa: Bénin, Burkina Faso, Côte d'Ivoire, Guinée-Bissau, Mali, Niger, Sénégal, Togo), changea le nom «franc CFA» en le baptisant «eco» (sans accent).
Selon la thèse officielle, l’objectif était de se débarrasser d’une monnaie jugée «coloniale» et ainsi s’émanciper de la tutelle de la France. Qu’en est-il, en réalité?
Et d’abord, pourquoi «eco» sans accent? Contrairement à ce que l’on peut croire, cela n’a pas de rapport avec le mot «économie»: référence est faite au mot… «maison»! Le préfixe «eco», issu du grec ancien oikos, «indique un rapport avec la maison et, par extension, avec tout ce qui touche la gestion d’un ensemble où vivent de nombreuses personnes ou êtres vivants» (3)! Voilà qui ne pouvait que séduire l’être africain si attaché au foyer et à tout ce qui l’anime!
L’indépendance sans l’autonomie
Le 29 juin 2019, donc, réunis à Abuja (Nigeria) pour leur 55e session ordinaire, les quinze chefs d’État de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao) ont opté pour la création d’une monnaie commune. Cinq mois après, le 22 novembre, c’est à Yaoundé (Cameroun) que les six chefs d’État de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (Cémac) ont entamé une réflexion sur les conditions d’une nouvelle coopération monétaire avec la France. Et c’est le 21 décembre 2019 que les présidents Emmanuel Macron et Alassane Ouattara ont annoncé la disparition officielle du franc CFA en Afrique de l’Ouest, à partir du 1er janvier 2020 (4).
Si l’appellation «Franc de la Communauté française d’Afrique» fut longtemps, quoique timidement, dénoncée par une certaine élite africaine, ce ne fut pas de bonne grâce que la France finit par s’y résoudre. Le «prix» que coûtait l’adhésion à ce système financier était exorbitant: selon les précédents accords monétaires, les États de l’Uemoa avaient l’obligation de stocker au minimum 50% de leurs réserves de change à la Banque de France, pour bénéficier d’une garantie de convertibilité de leur monnaie avec l’euro! Ainsi, «en 2015, ces États avaient transféré 19 milliards d’euros sur ce compte» (5). Comment, à ce «prix», espérer un développement socio-économique harmonieux dont ont besoin les peuples et les États de l’Uemoa?
En attendant le centenaire du CFA
Quant à savoir comment les États de la future «zone eco» pourraient s’en sortir économiquement, il y a déjà longtemps, Célestin Monga, ancien conseiller à la Banque mondiale, avait estimé que «L’Afrique n’était pas prête pour des unions monétaires», concluant: «Il faudrait qu’ils (les États africains) acceptent de se confronter à ce que j'appelle leurs «quatre déficits»: déficit d'amour-propre, qui les pousse à aller chercher les solutions à leurs problèmes à l'étranger; déficit de leadership, qui ne se résorbera que si la société civile est renforcée et devient une pépinière de futurs dirigeants; déficit de connaissance, qui limite notre curiosité intellectuelle dans un monde où les savoirs gratuits abondent; déficit de communication, qui se révèle dans la faiblesse des mécanismes de résolution des conflits» (6).
Pour revenir au changement de nom, le fait n’est pas anodin. Symboliquement, bien sûr. Mais aussi politiquement. L’abandon du franc CFA a permis d’écarter la partie française des instances de la Banque centrale des États d’Afrique de l’Ouest (BCEAO). Pour le sociologue Mahamadou Lamine Sagna (7), «La question monétaire, c’est ce que nous pourrions appeler “le fait social total”, parce que c’est non seulement un rapport à l’économie, c’est aussi un rapport à la culture, à l’histoire et la question mémorielle. C’est pour cela que le débat sur le franc CFA a été un débat passionné.» (8)
Plus récemment, le 3 juillet 2022, s’est tenue à Accra (Ghana) la 61e Session ordinaire de la Conférence des chefs d’État et de gouvernement de la Cédéao. «La Conférence instruit le Comité ministériel de s’attacher à obtenir un consensus sur l’ensemble des questions en suspens» . Et des questions en suspens (9), il n’en manque pas, trois ans après la décision de «libérer» l’Afrique de la mainmise économique sur son destin. Et la première de ces questions est la plus simple: à quelle date le cours de l’eco entrera-t-il en vigueur?
Certes, on peut comprendre l’argument «Covid» pour expliquer le retard dans l’application des décisions de 2019. Mais si le 19 juin 2021, les chefs d’État des quinze pays de la Cédéao ont mis en place une «feuille de route» pour la période 2022-2026, il faut bien noter que le 12 décembre 2022, un nouvel appel a été lancé lors de la Conférence tenue à Abuja (Nigeria), pour le lancement de l’ECO en 2027 (10).
À se demander si l’inconscient collectif, qui se joue des symboles, ne préconise pas aux États africains d’attendre 2045, année du centenaire de la création du franc CFA, pour célébrer officiellement le passage à l’eco.
1. «servitude monétaire»: Joseph Tchundjang Pouemi: https://www.armitiere.com/livre/1695106-monnaie-servitude-et-liberte--la-repression-mo--joseph-tchundjang-pouemi-editions-j-a. Cité par Célestin Monga dans «Enjeux-les Échos», 1-5-2011.
2. Rapport n° 289 (2020-2021), déposé le 20-1-2021.
3. Cf. Wikitionnaire.
4. https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/12/21/la-mort-du-franc-cfa-annoncee-par-emmanuel-macron-et-alassane-ouattara_6023752_3212.html
5. https://information.tv5monde.com/afrique/cote-d-ivoire-alassane-ouattara-annonce-la-fin-du-cfa-en-afrique-de-l-ouest-338244
6. «L’Afrique n’est pas prête pour des unions monétaires», interview dans «Enjeux-les Échos» du 1-5-2011, propos recueillis par Pascale-Marie Deschamps, https://archives.lesechos.fr/archives/2011/Enjeux/00279-037-ENJ.htm.
7. Enseignant à l'American University of Nigeria à Yola, spécialiste des Etats-Unis, auteur de «Violences, Racisme et Religions en Amérique» (Ed. Karan, 2016).
8. https://vodflash.tv5monde.com/redacweb/Franc_CFA/eco_nouveau_cfa.mp4
9. 61e Session ordinaire de la Conférence de la Cédéao, 3-7-2022. https://ecowas.int/wp-content/uploads/2022/07/FR_Final-Communique-Sommet-juillet-2022-VF.pdf
10. Nephthali Messanh Ledy, «CEDEAO: le nouvel appel des chefs d’Etat pour l’Eco en 2027», Financial Afrik, 13-12-2021.
Salah Guemriche, essayiste et romancier algérien, est l’auteur de quatorze ouvrages, parmi lesquels Algérie 2019, la Reconquête (Orients-éditions, 2019); Israël et son prochain, d’après la Bible (L’Aube, 2018) et Le Christ s’est arrêté à Tizi-Ouzou, enquête sur les conversions en terre d’islam (Denoël, 2011).
Twitter: @SGuemriche
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