L’histoire retiendra que l’année 2024 aura été celle de la «guerre à Gaza». En France, illustrant plus que jamais leur prédisposition au double standard, les médias, publics et privés, se sont mobilisés pour commenter l’augmentation des actes antisémites en lien avec la guerre. S’attaquer à une personne parce que juive ou à un édifice parce que juif relève indéniablement de l’antisémitisme et, donc, des tribunaux. Mais est-ce qu’une manifestation de citoyens dénonçant des crimes de guerre dont les peuples du monde sont témoins relève de l’antisémitisme? Que dire alors des nombreux citoyens de religion juive participant à ces mêmes manifestations? Qu’ils sont des antisémites? Ou des «juifs honteux», comme il a été dit d’Edgar Morin? Et Shulamit Aloni, affirmant (dans Haaretz): «Nous n’avons pas de chambre à gaz ni de fours crématoires, mais il n’y a pas qu’une seule méthode de génocide!», serait-elle à classer parmi les pires antisémites, elle, Israélienne, ancienne ministre de l’Éducation?
Une synonymie forcée et délétère
Qui se souvient de la fameuse et fausse agression du RER D, à Paris? C’était en 2004. Commentant cette agression inventée, Simone Veil avait eu cette curieuse expression: «Antisémitisme par inadvertance.» Il ne saurait y avoir d’antisémitisme par inadvertance, pour la simple raison qu’on n’est pas juif par inadvertance. Et de même que l’on n’est pas musulman par inadvertance, on ne saurait être islamophobe par inadvertance.
Alors: antisionisme = antisémitisme? Étrange équation tout de même, décrétée par ceux qui s’appliquent, depuis une décennie, à établir une équivalence entre l’antisionisme et l’antisémitisme. Cette synonymie abusive avait déjà reçu le visa d’Emmanuel Macron, par sa déclaration au dîner du CRIF (20-2-2019): «L’antisionisme est une des formes modernes de l’antisémitisme.» Curieusement, douze ans plus tôt, le 3 décembre 2007 à Alger, un autre président français (Sarkozy) déclarait: «Il n’y a rien de plus semblable à un antisémite qu’un islamophobe!»
Ainsi, d’équation en équation, on arrive à une abstraction, celle d’une réalité de terrain: la tragédie palestinienne, faite, depuis plus de trois-quarts de siècle, de crimes, de vols de terres et d’humiliations…
Et qui se souvient de cette profession de foi de Claude Imbert, alors directeur du Point, qui, le 24 octobre 2003, avouait sur LCI «il faut être honnête. Moi, je suis un peu islamophobe. Cela ne me gêne pas de le dire»? On imagine aisément le tohu-bohu médiatique si Claude Imbert s’était déclaré un peu, rien qu’un peu… judéophobe.
Chantage à l’antisémitisme: pourquoi ça marche?
Pierre-André Taguieff, à qui l’on doit le composé «islamo-gauchisme» (morphologiquement incorrect), avait naguère, dans un moment de lucidité néologique, proposé de nommer «judéophobie» ce que l’on nomme «antisémitisme». Peine perdue. Et c’est ainsi que «judéophobie» rata l’occasion de se retrouver en compétition avec «islamophobie». Rappelons que, contrairement à ce qu’affirment des intellos médiatiques, la première occurrence du mot «islamophobie» ne date pas des années 1970, mais de 1910, précisément! Et nous la devons à Alain Quellien, qui parlait également d’«islamophilie»!
Avec «islamophobie», il nous faut ici admettre une nuance: si le mot est calqué sur «judéophobie», il n’en vise pas moins une religion, et non, en l’occurrence, l’individualité arabe, alors qu’avec «judéophobie», on est censé viser à la fois l’individualité juive et la religion. Car tout le problème est dans cette bivalence du mot «juif», lequel se rapporte à la fois à un peuple et à une religion (ce qui n’est pas le cas, notons-le, pour les mots «chrétien» et «musulman», qui se rapportent à la religion, pas à l’origine). Et même s’il est des juifs laïcs, voire athées, le mot «juif» désigne théoriquement l’être social en même temps que l’être religieux: touchez à l’un et vous toucherez immanquablement à l’autre; touchez au judaïsme et vous toucherez fatalement à la judéité. C’est de cette bivalence, pour ne pas dire de cette ambivalence, que tire toute sa force d’intimidation le chantage à l’antisémitisme.
Comme l’islamophobie doit être, étymologiquement, distinguée du racisme, anti-arabe en particulier, la nuance historique entre antijudaïsme et judéophobie, antisémitisme et antisionisme s’impose. Nuance sciemment évacuée par les prescripteurs du chantage à l’antisémitisme, qui ont jeté opportunément leur dévolu sur l’antisionisme, après l’avoir réduit à la «détestation» d’Israël, donc des Israéliens, donc des juifs, puisque l’État d’Israël s’est défini par la «Loi fondamentale» (votée en 2018) comme «État-nation du peuple juif», présenté comme «exclusif au peuple juif». Imparable, en effet.
- Jamais, même durant la guerre d’Algérie, la confrérie des médias n’avait versé dans une telle connivence avec une armée en guerre – et une armée étrangère
- La neutralité des Etats, celle de la France et de l’Allemagne, se comprend du point de vue des intérêts réciproques, d’une certaine conception de la diplomatie, ou de l’Histoire.
« La neutralité aide l’oppresseur, jamais la victime » (Elie Wiesel, discours de réception du Prix Nobel de la Paix, 1986). Si la neutralité aide l’oppresseur, que dire alors du double standard ! Pour un Algérien qui vécut la guerre d’indépendance, et qui, plus tard, à la faveur de ses études puis de son métier de journaliste, fit des recherches et constitua plus d’un dossier sur le traitement de cette guerre par la presse française de l’époque, la manière dont les médias français d’aujourd’hui ont traité et traitent la guerre à Gaza pose question : sommes-nous dans le même pays ?
De la complaisance à la connivence
J’avais, par ailleurs, travaillé sur les massacres du 8 mai 1945 à Guelma, ma ville natale, analysant les journaux de l’époque (Le Monde, L'Aurore, La Croix, Le Parisien libéré, L'Humanité, Libération, Témoignage chrétien). Eh bien, il y avait moins de partis pris et plus de respect de la déontologie que dans ce que je vois et entends à la télévision sur les massacres à Gaza !
J’ai déjà écrit, ici, en quoi les médias français ont manqué de déontologie, et, j’ajouterai même que les journalistes des chaînes d’information en continu devraient aller faire un stage de déontologie auprès de l’équipe du journal israélien Haaretz !
Jamais, même durant la guerre d’Algérie, la confrérie des médias n’avait versé dans une telle connivence avec une armée en guerre – et une armée étrangère, qui plus est ! Ainsi, de la complaisance on est passé à la connivence.
- Salah Guemriche
Le comble a été atteint et même dépassé par LCI, avec l’invitation quasi quotidienne du porte-parole de l’armée israélienne ou de l’ancien responsable des Renseignements israéliens. Le journaliste, maître du plateau, se permit en direct et à plusieurs reprises d’appeler son invité par son prénom ! Oui, je le répète : jamais, même durant la guerre d’Algérie, la confrérie des médias n’avait versé dans une telle connivence avec une armée en guerre – et une armée étrangère, qui plus est !
Ainsi, de la complaisance on est passé à la connivence. Voire !... Le 10 novembre 2023, un peu plus d’un mois après l’assaut meurtrier du Hamas, quand, en fin d’interview, le porte-parole de l’armée israélienne apprend au journaliste que l’assaut « décisif » sur Gaza allait être donné, réaction de l’intervieweur, ce cri du cœur : « Bon courage pour la suite ! ». La suite ? Le monde entier la connaît…
« Le silence encourage le persécuteur, jamais le persécuté »
Voilà la conception du journalisme, au pays de la Déclaration des droits de l’homme, conception digne d’un pays en guerre, voire d’un pays affidé. On se serait attendu au moins à une prise de distance, à de la neutralité. Sauf qu’avec près de 40 000 civils tués, il ne saurait y avoir de positionnement neutre ! A ce propos, justement, voici ce que s’était promis Elie Wiesel, lors de son discours de réception du Prix Nobel, en 1986 : « Je jure de ne jamais rester silencieux lorsqu’un autre être humain subira tourmentes et humiliations. On doit toujours prendre parti. La neutralité aide l’oppresseur, jamais la victime ; le silence encourage le persécuteur, jamais le persécuté ».
La neutralité des Etats, celle de la France et de l’Allemagne, se comprend du point de vue des intérêts réciproques, d’une certaine conception de la diplomatie, ou de l’Histoire.
- Salah Guemriche
Décédé voilà 8 ans jour pour jour, Elie Wiesel n’est donc plus de ce monde pour tenir sa promesse. Mais l’avait-il tenue lors de l’invasion meurtrière de Gaza par l’armée israélienne de l’été 2014 ou lors de l’opération Plomb endurci de 2008-2009 ?
La neutralité des Etats, celle de la France et de l’Allemagne, se comprend du point de vue des intérêts réciproques, d’une certaine conception de la diplomatie, ou de l’Histoire. Mais on n’est plus dans la simple la neutralité, avec les médias. Et puis, comment, face à des massacres de femmes et d’enfants, concevoir une neutralité de la part de ces journalistes dont la fonction, un supposé sacerdoce, est de rapporter les faits, tous les faits et rien que les faits ? Or, des faits, il n’y eut que ceux autorisés par Israël ! Le martyre de la population gazaouie, « pas vu, pas pris ». Certes, l’armée israélienne, « la plus morale du monde » comme on sait, interdisait toute entrée à la presse internationale sur les lieux des massacres. Mais les ONG avaient leurs images et des journalistes palestiniens aussi, du moins ceux qui ne furent pas assassinés, délibérément ! Mais, pour CNEWS, BFM, LCI, seules les images d’Israël avaient droit de diffusion !
L’armée d’Israël laissée libre de commettre ses crimes de guerre, sans que les pays européens n’aient cherché à faire pression... Durant huit mois, cette armée aura été un électron libre, sans retenue, au nom d’une Loi du Talion qui, par retour, a rendu possible la barbarie. L’éminent Lévi-Strauss disait du progrès : « Plus il s’accroit, moins il devient possible ». Avec les médias de nos jours, on ne pourrait pas dire, hélas : plus une barbarie s’accroit, moins elle devient possible !
Salah Guemriche, essayiste et romancier algérien, est l’auteur de quatorze ouvrages, parmi lesquels Algérie 2019, la Reconquête (Orients-éditions, 2019); Israël et son prochain, d’après la Bible (L’Aube, 2018) et Le Christ s’est arrêté à Tizi-Ouzou, enquête sur les conversions en terre d’islam (Denoël, 2011).
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est celle de l’auteuret ne reflète pas nécessairement le point de vue d’Arab News en français.