Selon une enquête Ipsos-Sopra, la France «est en déclin», pour 87% de Français. Des citoyens pour qui la première préoccupation demeure le pouvoir d’achat. La France est en pleine déchéance du point de vue économique, avec une dette abyssale (et ce n’est pas le Mercosur qui va l’épargner). Mais, curieusement, pour les médias, déjà englués dans le double standard appliqué au traitement des massacres commis à Gaza et à Beyrouth, il y aurait plus grave: l’arrestation par le pouvoir algérien d’un écrivain, Boualem Sansal, et la diabolisation d’un autre écrivain, Kamel Daoud, lauréat du Goncourt 2024.
Depuis un mois, toute la sphère médiatique de droite, et même d’extrême droite, blatère autour d’une dictature qui ne survit que par «la haine de la France». C’est un classique: il suffit qu’Alger tousse pour que Paris s’enrhume; qu’Alger réaffirme sa souveraineté pour que Paris crie à la paranoïa.
Ce qui est nouveau, c’est que, depuis quelques mois, Paris a trouvé des porte-voix: deux écrivains, qui, chacun dans son genre, ont fait preuve de dévouement, par leurs déclarations intempestives fustigeant leur pays d’origine, dévouement qui a fini par tourner à l’allégeance: désormais, leurs voix alimentent celles de la mémoire collective d’une France nostalgique qui n’a toujours pas fait son deuil de «l’Algérie de Papa». À commencer par la voix d’un Sansal réduisant la sacro-sainte Guerre d’indépendance à des opérations de «terrorisme et de diplomatie»! C’est tout ce qu’un grand écrivain retient des huit années de guerre, par lesquelles les Algériens ont arraché leur indépendance, se libérant de 132 ans d’une colonisation parmi les plus criminelles de l’Histoire: ainsi, selon notre révisionniste, la ligne Morice, les bombardements au napalm, la torture et les camps dits «de regroupement», ne sont-ce, à ses yeux, que des vues de l'esprit! Soit dit en passant, la formule «camp de regroupement» est un euphémisme prôné par les autorités coloniales durant la guerre d’indépendance. En fait, déjà en 1904, on parlait de «camps de concentration»! Jugez-en: les populations indigènes avaient connu «les carnages organisés et la lente agonie des camps de concentration»1. Et c’est un procureur de la République, Jacques Dumas, qui le notifie noir sur blanc, trois décennies avant l’avènement du nazisme!
Pour Sansal, le révisionniste: l’Ouest algérien serait une terre marocaine! Des historiens (français) l’ont remis à sa place. Ils auraient pu conclure, comme je l’ai noté ailleurs, que son cas relève de l’ultracrépidarianisme, comportement connu sous le nom de «maladie du Nobel», qui fait parler quelqu’un de sujets qu’il ne maîtrise pas.
Jaloux de ma propre liberté, j’ai toujours veillé à ne jamais contester celle des autres, a fortiori quand il s’agit de romanciers, autrement dit de créateurs d’univers, inventeurs de parcours de vies. Donc, ici, il n’est pas question de littérature. Mais d’un révisionnisme outrancier. Je ne parle pas de littérature parce que, dans la fiction, se jouent la liberté et l'accomplissement de l'auteur: tout comme les songes dans La Tempête (Shakespeare), la fiction a son étoffe, vitale pour le romancier.
Romancier, Sansal s’est imposé dans sa catégorie; en se faisant historien, sans en avoir ni le savoir ni la rigueur, et politologue, sans en avoir la finesse d’analyse, il a rejoint une autre catégorie: il vient de découvrir des vertus au négationnisme, celui qu’il avait déjà pratiqué en faveur d’Israël, après un séjour en invité d’honneur. Est-ce donc cette impunité accordée à Israël, cette élection «à part des Nations» qu’il défend en niant le fait colonial? À ses yeux, sur la «Terre promise», il n’y a pas lieu de parler de colonisation en Palestine!
Quant à son compère, Kamel Daoud, si des Algériens lui en veulent c’est tout bonnement parce que, dans son roman primé, il aurait fait acte de courage, affirme-t-il sans vergogne: «La guerre m’est faite pour avoir brisé un tabou.»[i] Thèse reprise sans honte et comme un argument d’autorité par son éditeur, alors que d’autres Algérien.ne.s avaient, longtemps avant Kamel Daoud, publié une dizaine de récits et de romans sur le même sujet sans avoir été ni censuré.e.s ni vilipendé.e.s. Pour ne citer que quelques titres:
Le Fourgon, Abdelkrim Djaad, (Éditions Casbah, 2003)
Maintenant, ils peuvent venir, Arezki Mellal (Actes Sud, 2002)
Peurs et Mensonges, Aïssa Khelladi, Éditions du Seuil, 1997)
Morutiri de Yasmina Khadra (Éditions Baleine, 1997)
Ma vie à contre-Coran : une femme témoigne sur les islamistes, Djemaila ben Habib (VLB Éditeur, 1994)
Blouse blanche, Zone grise, Abdallah Aggoune (Édition Koukou, 2020)
Notons au passage que le dernier titre cité a été préfacé par Karima Lazali, une psychanalyste. Et rappelons que l’épouse de Kamel Daoud, elle, est psychiatre. D’où ma question «psy»: comment analyser cette volonté qui, dès la fin des années 1990, amena journalistes et intellectuels français à qualifier la «Décennie noire» de «Deuxième guerre d’Algérie»? Et plus particulièrement en 1993, année du bicentenaire de la naissance d’Albert Camus! Comme pour se dédouaner de la Guerre d’indépendance. Pour l’envoyé spécial au «Village de l’Allemand» comme pour l’envoyé «IA» à Cologne: FLN et Hamas, même combat. Ainsi, Daoud rejoint son compère, Sansal, lequel avait comparé l’attentat de Nice (14 juillet 2016) à la Bataille d’Alger (1956-1957)[ii]!
La conjonction entre les deux écrivains ne s’arrête pas là. Appliquant le théorème de Sansal («Il n’y a pas lieu de parler de colonisation en Israël»), Daoud renchérit: «La Palestine n’est pas mon problème.» Comment voulez-vous, braves gens, que de tels pygmalions ne soient pas portés aux nues par les médias d’un pays en plein déclin, complètement soumis au Onzième commandement: «Israël a le droit de se défendre»? Et ce n’est pas le Goncourt 2024 qui pourra démentir, lui qui, dans un moment de franchise qui l’honore, vous dit: «Moi, je n'aime pas l'intellectuel dit de gauche, pauvre avec de grandes idées, l'écrivain qui meurt tuberculeux dans une chambre d'hôtel impayée. Moi, je suis venu ici pour gagner, pour être le premier, pour avoir des prix, pour être admiré.»[iii]
Sansal comme Daoud, promus directeurs de conscience de la droite extrême française, savaient ce qu’il fallait dire et écrire. Cependant, la littérature ne mérite ni fatwa ni réclusion. Un écrivain n’est responsable de ses positions que dans les faits, et, comme tout citoyen, dans une situation d’atteinte à l’ordre public. Sansal, en l’occurrence, ne méritait pas l’incarcération, et la décision du pouvoir algérien est de l’ordre du réactionnel. Or, toute décision réactionnelle, émanant d’un gouvernement quelconque, est contreproductive, parce que révélatrice d’un manque de confiance en soi, en son fondement.
Ce qui reste condamnable, à mes yeux, ce sont les accointances de ces deux auteurs avec l’extrême droite et leur allégeance à ce qu’Edgar Morin appelle «l’israélisme». Je ne suis pas près d’oublier les articles odieux sur la tragédie palestinienne, publiés par Daoud dans Le Point. Reste aussi cette affaire de «Cologne»! N’importe quel journaliste français ayant commis une telle faute professionnelle aurait été ostracisé par la profession; le même journaliste, condamné pour violences conjugales, aurait été banni. Kamel Daoud, lui, est passé entre les mailles du filet. Mieux encore: on lui octroie une sacrée promotion!
1 Jacques Dumas, Essai de la doctrine pacifiste (éd. Giard et Brière, 1904).
[i] Le Point, 5 décembre 2024.
[ii] Boualem Sansal, «Gare au terrorisme à bas coût!», Le Monde, 13-7-2016.
[iii] Cité par Judith Bouilloc: «À propos de l'imposture Kamel Daoud: https://www.facebook.com/jbouilloc.
Salah Guemriche, essayiste et romancier algérien, est l’auteur de quatorze ouvrages, parmi lesquels Algérie 2019, la Reconquête (Orients-éditions, 2019); Israël et son prochain, d’après la Bible (L’Aube, 2018) et Le Christ s’est arrêté à Tizi-Ouzou, enquête sur les conversions en terre d’islam (Denoël, 2011).
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