Tout au long des «conflits» de ces dernières années, on a souvent entendu journalistes et experts faire une distinction entre les différents belligérants: d’un côté les «nations civilisées», en un mot l’Occident, et de l’autre, le reste du monde: Russie, Chine, Inde et Moyen-Orient, qui, eux, n’en feraient pas partie. Et depuis treize mois, en France plus qu’ailleurs, les médias appliquent cette même distinction à Gaza et même au Liban.
En France, il y a entre 35 000 et 40 000 journalistes détenteurs de la carte de presse. Pays de la déclaration des droits de l’homme, la France se veut aussi celui de la liberté d’expression. Une liberté bien encadrée, comme il se doit. Mais, neutralité ou parti pris, qu’en est-il concrètement de ses médias?
La question s’était déjà posée il y a près de deux siècles, bien avant l’avènement du tout-média. Et elle fut formulée par un grand écrivain: Honoré de Balzac. Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’auteur de La Comédie humaine ne portait guère la presse dans son cœur. À ses yeux, «les journalistes sont des personnages vénaux, corrompus, dont la puissance est disproportionnée par rapport au talent»(1).
D’un camp à l’autre
Avec la guerre en Ukraine, on les découvre en «croisés» de l’information, plus militants que journalistes. S’ils se moquent, à raison, des contenus de la télévision russe, à suivre les intervenants, génération spontanée d’experts, on se croirait devant un écran de la télé ukrainienne et non française. Pour Gaza, en matière de double standard, le constat est flagrant.
C’est ainsi: le principe de déontologie est si malmené depuis treize mois que l’on se croirait devant des écrans d’un pays engagé directement dans le conflit! Et si vous avez l’audace de le souligner, vous êtes aussitôt qualifié d’antisémite.
À Gaza, comme en Ukraine, il y a bien eu des crimes de guerre. La dévastation des villes n’avait aucune justification. Mais qu’est-ce que ce journalisme qui prend toute déclaration d’un gouvernement pour parole d’Évangile et qualifie de propagande toute information émanant de l’adversaire? Même si la propagande est dans l’ADN du régime russe, le déni des pertes, par Kiev comme par Tel-Aviv, «fait partie des règles du jeu», comme l’avait dit (ce qui fit bouder l’animateur) un ancien reporter de guerre. Et en effet, tout gouvernement en situation de guerre diffuse de l’infox, qu’il glisse entre deux informations documentées. Israël et ses services spéciaux ont toujours été des orfèvres en la matière. Que voulez-vous, je reste hanté par la perfide vision de la fiole brandie par un certain Colin Powell...
Tout au long de cette couverture médiatique, on a donc entendu des experts assimiler l’Occident (et lui seul) aux «nations civilisées». Sacrée civilisation, qui commença par anéantir les populations natives du «Nouveau monde», avant de dévaster l’Afrique, l’Asie et le Moyen-Orient! La question qui me taraude l’esprit: la Shoah, l’anéantissement de Nagasaki et Hiroshima, sont-ce les Russes, les Chinois, les Africains ou des Arabes qui en furent les auteurs?
Que vous disent des Israéliens, et des plus notoires?
D’abord, tabou suprême, sur la qualification de «génocide». Simon Assoun, du collectif juif Tsedek, fait l’économie de tout euphémisme: «Alors que certains parlent de "risques génocidaires" à Gaza, il nous revient de regarder la réalité en face et témoigner de ce que cet État inflige à la population palestinienne devant les yeux du monde entier: oui, un génocide est commis, le crime n’est pas à venir, mais déjà là!»(2).
En 2003, déjà, Shulamit Aloni, ancienne ministre de l’Éducation nationale, écrivait dans Haaretz: «Nous n’avons pas de chambre à gaz ni de fours crématoires, mais il n’y a pas qu’une seule méthode de génocide!»(3). Pire ou mieux encore, voici ce qu’un ancien président de la Knesset, Abrahamn Burg, avait déclaré il y a vingt ans: «Il apparaît que ces deux mille ans de lutte du peuple juif pour sa survie se réduisent à un État de colonies, dirigé par une clique sans morale de hors-la-loi corrompus (...) Un État sans justice ne peut pas survivre (…) Le compte à rebours de la société israélienne a commencé!» (4).
Un autre Israélien, Uri Avnery, écrivain et journaliste, traduit à sa manière le pessimisme d’Abraham Burg: «Venise se noie (…). Des scientifiques calculent déjà quand les vagues recouvriront la ville. Mais le processus est si lent que les habitants n’y font pas attention. Israël se trouve dans une situation analogue.»(5)
Le coup de semonce, on le doit à l’écrivain Amos Oz, qui, lors d’une conférence (et en Allemagne), se demandait: «Comment ne pas apprendre à relativiser les choses, à les mettre en perspective, quand on constate avec une triste ironie que les occupés sont devenus les occupants, que les opprimés se sont mués en oppresseurs, que les victimes d’hier peuvent si facilement se métamorphoser en persécuteurs et que les rôles sont si aisément interchangeables?»
Semonce? Euphémisme, si l’on cite Nurit Peled-Elhanan, prix Sakharov, fille d’un général héros de la «guerre des Six jours» devenu un des plus virulents opposants à la colonisation israélienne et fondateur, avec Uri Avnery, du Bloc de la Paix. En 1997, elle avait perdu une fille dans un attentat-suicide commis par un Palestinien de Jérusalem. Un malheur qui ne l’empêchera pas de déclarer: «Cette attaque démontre combien mon père avait raison: seule la formule de deux États pour deux nations séparées par une frontière et incluant la partition de Jérusalem constitue la solution. Ces attentats sont la conséquence directe de l’oppression, de l’esclavage, des humiliations et de l’état de siège imposé par Israël au peuple palestinien (…)»
Et que dire alors de cette confidence d’une cinéaste israélienne: «Quand ma grand-mère est arrivée ici, après l'Holocauste, l'Agence juive lui a promis une maison. Elle n'avait rien, toute sa famille a été exterminée. Elle a attendu longtemps dans une tente, dans une situation extrêmement précaire. Ils l'ont ensuite emmenée à Ajami, à Jaffa, dans une belle maison sur la plage. Elle a vu que sur la table il y avait encore la vaisselle des Arabes qui y vivaient et qui avaient été chassés. Alors elle est retournée à l'agence et m'a dit: "Ramène-moi à la tente, je ne ferai jamais à personne d'autre ce qui m'a été fait." Ceci est mon héritage, mais tout le monde n'a pas fait ce choix. Comment aurions-nous pu devenir ce à quoi nous nous opposons? Voilà la grande question.»(6)
Oui, Mesdames et Messieurs les journalistes du pays des Lumières, telle est la question qui se pose à Israël. Votre profession vous dicte de susciter la réponse et non de promouvoir le déni. Sinon, à vous suivre, Shulamit Aloni, Simon Assoun, Uri Avnery, Abraham Burg, Amos Oz, Nurit Peled-Elhanan et d’autres encore seraient des «juifs honteux», comme il a été dit d’Edgar Morin, de ces juifs qui cultivent la «haine de soi»?
1 . Marie-Ève THÉRENTY, Ouest-France, 19-10-2021
2 Au Meeting juif international, 30-03-2024 : Réinventer nos diasporas.
4 La société israélienne s’effondre, et ses leaders gardent le silence ! (AFPS, 30 mars 2003).
5 Cf. À contre chœur, Les voix de la dissidence en Israël, ouvrage collectif, p. 159, Ed. Textuel, 2003.
6 Hadar Morag, cinéaste israélienne
Salah Guemriche, essayiste et romancier algérien, est l’auteur de quatorze ouvrages, parmi lesquels Algérie 2019, la Reconquête (Orients-éditions, 2019); Israël et son prochain, d’après la Bible (L’Aube, 2018) et Le Christ s’est arrêté à Tizi-Ouzou, enquête sur les conversions en terre d’islam (Denoël, 2011).
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est celle de l’auteuret ne reflète pas nécessairement le point de vue d’Arab News en français.