PARIS : La venue à Paris du prince Mohammed ben Salmane, prince héritier du royaume d’Arabie saoudite, est un événement important qui ponctue de façon très significative la séquence diplomatique exceptionnelle que vient de vivre le Moyen-Orient.
En quelques jours, en effet, il y a eu la visite du président américain à Tel Aviv et Jérusalem, à Ramallah et surtout à Riyad et Djeddah, puis, comme une réponse adverse, la réunion à Téhéran des présidents russe, iranien et turc, suivie de la visite à Paris de Cheikh Mohammed ben Zayed qui, après le récent décès de son demi-frère, est devenu officiellement le chef de l’État des Émirats arabes unis.
De tout ce remue-ménage diplomatique, on peut déjà tirer quelques conclusions. Il y a les non-dits : par exemple, s’agissant de la Palestine, il est clair que la question n’est plus vraiment à l’ordre du jour prioritaire du Moyen-Orient. Il ne reste plus guère que le roi d’Arabie saoudite à tenir ferme pour la création d’un État palestinien de plein exercice, préalable à la reconnaissance officielle de l’État d’Israël. Ce qui est plutôt à l’ordre du jour, ce sont les développements des accords d’Abraham visant à la reconnaissance mutuelle immédiate d’Israël avec les pays arabes.
Mais le fait nouveau majeur, c’est l’abandon implicite devenu, semble-t-il, très probable, de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien de 2015. À l’été 2021, les négociations ouvertes à l’initiative des Américains pour revenir dans l’accord dont Donald Trump était sorti paraissaient sur le point de déboucher sur un arrangement acceptable par toutes les parties.
Mais les obstacles se sont multipliés: le président nouvellement élu en Iran, M. Raïssi, y était hostile. Les Américains sont divisés sur la question des missiles iraniens dont le gouvernement de Téhéran ne veut parler à aucun prix. Israël est depuis l’origine fondamentalement opposé à l’accord de Vienne, et les Russes, occupés à leur conflit en Ukraine, ne feront rien pour faciliter une décision positive. C’est dans ces conditions que Joe Biden est arrivé au Moyen-Orient il y a une dizaine jours en déclarant qu’on n’allait pas attendre éternellement une réponse de Téhéran qui ne venait pas.
C’en est fini de la logique des blocs ou des alliances durables. C’est le triomphe de ce que les Anglo-Saxons appellent la «catch-all diplomacy», la diplomatie «attrape-tout»
Dès lors, c’est un Moyen-Orient nouveau qui se révèle à nos yeux. Malgré les efforts fait par le président des États-Unis, l’Amérique n’est plus la puissance tutélaire qu’elle a été. La confiance fait défaut. Au contraire, la Russie, après le vide laissé par Washington dans la tragédie syrienne, s’est imposée comme une puissance régionale qu’il faut respecter. La Turquie est devenue l’un des acteurs les plus actifs de la région, et l’Iran puissance du seuil et demain peut-être puissance nucléaire, officiellement ou secrètement à l’instar du Pakistan d’hier.
C’en est fini de la logique des blocs ou des alliances durables. C’est le triomphe de ce que les Anglo-Saxons appellent la «catch-all diplomacy», la diplomatie «attrape-tout»: chacun a toujours quelque chose à négocier avec les autres, mais personne ne peut jamais compter entièrement sur personne.
Chacun en tirera ce qu’il pourra mais sait qu’il n’y a plus d’alliances intangibles. Que s’est-il donc passé pendant cette séquence diplomatique moyen-orientale?
Cela peut donner des résultats surprenants: ainsi, Erdogan était venu au sommet de Téhéran en pensant obtenir un soutien à son projet de s’installer dans le Nord syrien et d’en chasser les Kurdes YPG alliés du PKK; mais il s’est heurté à l’opposition des Russes et des Iraniens. Comme son projet ne plaît pas davantage aux Américains, aux Européens et aux Syriens, il devra sans doute attendre des jours meilleurs ou se contenter d’objectifs plus modestes.
Cette diplomatie au jour le jour a aussi ses inconvénients: aujourd’hui personne n’a les moyens de contraindre Téhéran à renoncer à ses projets nucléaires qui avancent doucement mais sûrement, et lui confèrent de facto une puissance qui inquiète ses voisins. Joe Biden, invité par Mohammed ben Salmane à participer à une séance du Conseil de coopération des États du Golfe, réuni pour la circonstance avec la présence de la Jordanie et de l’Égypte, a bien lancé l’idée d’une architecture nouvelle de sécurité pour la région. Il a été écouté poliment mais avec un certain scepticisme. Chacun en tirera ce qu’il pourra mais sait qu’il n’y a plus d’alliances intangibles. Que s’est-il donc passé pendant cette séquence diplomatique moyen-orientale? Peu de décisions, mais une prise de conscience généralisée d’un monde en pleine instabilité.
C’est maintenant au tour de l’Arabie saoudite et de la France de se retrouver. Après la visite de Mohammed ben Zayed à Paris il y a huit jours et le déjeuner surprise de l’Égyptien Sissi al-Fatah à l’Élysée vendredi dernier, voilà que Mohammed ben Salmane arrive dans la capitale française. C’est pour lui la première réception officielle par l’un des chefs d’États membres du Conseil de sécurité.
À l’Opep, l’Arabie joue le premier rôle et peut peser sur les volumes produits et les prix du marché. De même au G20 qui se réunira en Indonésie en novembre, sa voix comptera et devra peser dans le bon sens.
C’est donc un événement chargé de sens pour les deux partenaires qui se connaissent déjà et ont pu établir des liens utiles. Dans la partie compliquée qui se joue désormais au Moyen-Orient, c’est une façon pour eux d’affirmer leur volonté d’en être pleinement acteurs, l’un au nom du pays leader des États arabes du Golfe et Moyen-Orient, l’autre représentant le pays le plus en vue de l’Union européenne.
À n’en pas douter, Mohammed ben Salmane recevra à Paris ce qu’il attend, c’est-à-dire la reconnaissance internationale de sa fonction et de sa personne. Emmanuel Macron cherchera sûrement à le convaincre de la gravité de la situation provoquée par l’invasion russe de l’Ukraine, qu’il ne s’agit pas simplement d’une dispute régionale, mais d’un conflit de portée mondiale dans lequel l’Europe, qui a son rôle propre, doit être comprise et soutenue. À l’Opep, l’Arabie joue le premier rôle et peut peser sur les volumes produits et les prix du marché. De même au G20 qui se réunira en Indonésie en novembre, sa voix comptera et devra peser dans le bon sens.
L’Arabie saoudite pourrait devenir un élément décisif de ce projet. Il serait bien utile aussi de parler de la Syrie, sujet sur lequel Riyad peut aider Paris à se repositionner utilement.
De son côté, Mohammed ben Salmane cherchera à s’assurer que, dans la phase instable que connaît la région, partiellement délaissée par les États-Unis, la France et l’Europe seront aux côtés de l’Arabie saoudite, y compris face aux menaces iraniennes éventuelles. Emmanuel Macron, dont l’influence et la considération dont il jouit grandissent au Moyen-Orient, mettra en avant son projet de conférence régionale sur le modèle de la récente conférence de Bagdad, pour permettre de mettre autour de la même table les délégations d’Iran et d’Arabie saoudite afin de faire avancer des propositions concrètes de concertation, y compris pour établir une éventuelle feuille de route.
Il en a parlé avec tous ses interlocuteurs reçus récemment comme d’une initiative à mettre en œuvre avant que l’accord de Vienne ne soit jeté aux orties par les Pasdarans iraniens. L’Arabie saoudite pourrait devenir un élément décisif de ce projet. Il serait bien utile aussi de parler de la Syrie, sujet sur lequel Riyad peut aider Paris à se repositionner utilement.
«Le Moyen-Orient est à la recherche d’un ordre post-américain», titrait la revue Foreign Affairs en mars 2022, ce pourrait bien être le vrai sujet de la rencontre de Paris entre Mohammed ben Salmane et Emmanuel Macron.
Hervé de Charette est ancien ministre des Affaires étrangères et ancien ministre du Logement. Il a aussi été maire de Saint-Florent-le-Vieil et député de Maine-et-Loire.
Twitter: @HdeCharette
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