Un mois charnière pour la Tunisie

Le président tunisien Kaïs Saïed, autrefois salué pour sa position réformiste, a décimé tous les progrès réalisés au cours de la dernière décennie. (fournie)
Le président tunisien Kaïs Saïed, autrefois salué pour sa position réformiste, a décimé tous les progrès réalisés au cours de la dernière décennie. (fournie)
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Publié le Dimanche 03 juillet 2022

Un mois charnière pour la Tunisie

Un mois charnière pour la Tunisie
  • Le président Kaïs Saïed a pris le pouvoir lors d'un « auto-coup » présidentiel dans le but de s'attaquer seul aux maux socio-économiques et politiques convergents qui ont affligé la Tunisie après 2011
  • En 2020, le parlement tunisien n'était manifestement plus intéressé à s'attaquer aux déficits socio-économiques croissants du pays, qui ont été exacerbés par la pandémie

Il y a un peu plus de dix ans, une révolution apparemment chaotique, déclenchée par un cas tragique d'auto-immolation, a inauguré une période d'espoir et d'optimisme débridés en Tunisie, un pays meurtri par plus de deux décennies de régime autocratique.

Nouvellement « libéré », le peuple tunisien s'est empressé de démanteler le régime de Zine El-Abidine Ben Ali. Il a mis en place plusieurs commissions chargées de s'attaquer aux problèmes de corruption et de justice transitionnelle, parallèlement à un processus de rédaction de la constitution.

En s'accrochant aux idéaux de transformation qui ont guidé les processus de démocratisation apparents de la Tunisie, les Tunisiens ont pu transformer une rupture désordonnée avec le Ben Ali-isme en ce qui a été – prématurément – salué comme la première « success story » du Printemps arabe. En juillet 2021, tous ces progrès ont été stoppés net.

Près d'un an s'est écoulé depuis que le président Kaïs Saïed a pris le pouvoir lors d'un « auto-coup » présidentiel dans le but de s'attaquer seul aux maux socio-économiques et politiques convergents qui ont affligé la Tunisie après 2011. La promesse initiale d'un processus de transition rapide et sans heurts a rapidement été bouleversée par la partisanerie, le dysfonctionnement et le désarroi total du Parlement tunisien.

Au-delà des querelles sans fin et de la fragmentation notoire aux plus hauts niveaux, même les processus de démocratisation et de justice transitionnelle tant vantés étaient menacés. Aussi inclusifs, ambitieux et globaux que soient ces processus ou mécanismes cruciaux, ils n'ont rencontré que peu de succès relatifs, entravés par des luttes intestines et des propositions inopportunes visant à apporter les changements structurels exigés par le soulèvement de 2011 mené par les jeunes.

Compte tenu de toutes les innovations dans les processus de transition de la Tunisie, couplées à des médias sans restriction et à une multiplicité sans précédent de la représentation politique, très peu auraient eu le courage de décrier la trajectoire évidente du pays nord-africain vers une hyper-polarisation et une paralysie quasi permanente – une fois que la « vieille garde » est revenue sur le devant de la scène – ce qu'elle a fait, en 2014. Redevenu une force politique dominante, ce nouveau gouvernement s'est rapidement retourné contre les vastes processus de justice transitionnelle, proposant des lois essentiellement conçues pour protéger les acteurs corrompus et ceux qui ont favorisé le clientélisme à l'ère Ben Ali.

En 2020, le parlement tunisien n'était manifestement plus intéressé à s'attaquer aux déficits socio-économiques croissants du pays, qui ont été exacerbés par la pandémie, ou à traiter les inégalités structurelles tenaces qui avaient alimenté le soulèvement de 2011 et menaçaient de déclencher une nouvelle série de protestations.

Sans surprise pour les Tunisiens désespérés qui sont aux premières loges pour assister à la chute imminente de leur pays, parrainée par une corruption systémique, des législateurs qui se battent à coups de poing et des forces de sécurité qui n'ont pas de comptes à rendre, l'ascension du président Saïed s'apparente à un pari désespéré de la part d'un grand nombre de personnes désabusées. En fait, la décision de démettre le Parlement a d'abord été bien accueillie par les Tunisiens mécontents – jusqu'à ce qu'il n'annonce pas une feuille de route crédible qui pourrait sortir le pays d'un dilemme étouffant et auto-infligé.

Depuis lors, Saïed a consolidé le pouvoir, démantelé le système judiciaire et pointé ses mirettes sur la constitution tunisienne de 2014, dont une nouvelle version devrait être dévoilée cette semaine. Dans ce texte, le président, de plus en plus isolé, cherchera à affaiblir encore davantage le parlement et les partis politiques en s’ accordant plus de pouvoir à lui-même et aux gouvernements locaux dans ce que, ironiquement, il appelle la « démocratie par le bas. »

« Le règne d'un seul homme » du président Kaïs Saïed a laissé la Tunisie prête pour une résurgence de l'autoritarisme, décimant tous les progrès réalisés depuis 2011.

 

Hafed Al-Ghwell

Cependant, la « démocratie » qu'il envisage pour la Tunisie ressemble étrangement au Ben Ali-isme d'avant 2011 qui conférait d'énormes pouvoirs et une grande autorité à la présidence, le parlement et le système judiciaire étant réduits à de simples tampons pour le populisme errant de l'homme fort.

Les critiques avertissent déjà que « le règne d'un seul homme » de Saïed a laissé la Tunisie prête pour une résurgence de l'autoritarisme, décimant tous les progrès réalisés depuis 2011 et tout espoir futur que les institutions et les élections libres continueront à accorder aux Tunisiens ordinaires un droit de regard sur qui les gouverne.

En Tunisie, l'opposition reste affaiblie et désorganisée, reléguée à l'appel au boycott du référendum pour lui dénier toute légitimité. D'autres voix notables, dont les membres du « Quartet », lauréat du prix Nobel de la paix (l'Union générale tunisienne du travail, l’Union tunisienne de l'industrie, du commerce et de l'artisanat, la Ligue tunisienne des droits de l'homme et l'Ordre national des avocats de Tunisie), ont rejeté les nominations effectuées au sein d'un comité consultatif pour la constitution Saïed, car elles excluaient les représentants de la société civile et l'opposition politique.

Même une « consultation numérique » conçue pour sonder l'opinion des Tunisiens sur les maux économiques, sociaux et politiques du pays, afin d'éclairer le processus de rédaction de la constitution, a attiré un taux de participation lamentable, avec moins de 10 % des électeurs éligibles.

Le principal et peut-être le dernier pilier de l'opposition aux grands desseins politiques de Saïed reste l'Union générale tunisienne du travail, le syndicat général du pays qui compte un million de membres. Son soutien tacite, ou son « silence » notable, au cours de la croisade initiale de Saïed a indirectement alimenté son assaut contre les institutions politiques tunisiennes naissantes et soutiendra très probablement sa prise de pouvoir prévue le mois prochain.

Toutefois, cela n'est possible que si Saïed présente un plan crédible pour remédier aux déficiences structurelles de la Tunisie, à l'inflation élevée, à la baisse du pouvoir d'achat, à la diminution des réserves en devises étrangères, à l'augmentation de la dette et aux finances publiques en pagaille.

Malheureusement, le plan proposé par la cabale Saïed, qui prévoit de réduire les subventions aux produits alimentaires et aux carburants, de diminuer les salaires du secteur public et d'accélérer la privatisation des entreprises publiques afin d'obtenir un prêt de 4 milliards de dollars du Fonds monétaire international, se heurtera à l'opposition du syndicat général.

Le syndicat a annoncé son intention d'organiser une nouvelle grève générale, après avoir réussi à paralyser le pays le mois dernier lors d'une grève dominée par les travailleurs du secteur public qui cherchaient à faire dérailler les négociations prévues entre la Tunisie et le FMI.

Une deuxième grève générale, un mois à peine après la première, ne fera qu'aggraver les difficultés de la Tunisie à un moment inopportun où la plupart des familles sont à peine capables de se nourrir.
Avant le référendum du mois prochain, Saïed est confronté à un dilemme difficile. Pour apaiser l'opposition politique et insuffler un nouvel élan à l'économie tunisienne, le pays devra accepter le programme d'austérité mandaté par le FMI, une éventualité à laquelle le syndicat général s'oppose avec véhémence.

L'acceptation des mesures d'austérité changera probablement la donne pour la direction du syndicat général qui, jusqu'à présent, a activement résisté à l'idée de décrire ses actions comme une opposition au président, choisissant plutôt de présenter les grèves comme des réponses à une situation économique désespérée.

C'est une position déroutante mais, étant donné la difficulté d'évaluer les véritables perceptions du public parmi les Tunisiens et leur apathie relative, la concentration du syndicat général sur les questions économiques semble être un choix rationnel.

D'un autre côté, cela condamne toute perspective de formation d'un front civil par le syndicat pour faire face à la dérive autoritaire de la Tunisie. Pour l'instant, l'accent mis par le syndicat général sur la résistance à l'austérité reste le seul rempart notable dans une démocratie qui recule.

Mais franchement, si l'on acquiesce au syndicat, il est fort probable que le pays reste prisonnier de ses propres malheurs, ouvrant la voie à un retour à la fragmentation et au dysfonctionnement politiques – condamnant la Tunisie pour de bon.

 

- Hafed Al-Ghwell est chercheur principal non-résident au Foreign Policy Institute de la John Hopkins University School of Advanced International Studies. Il est également conseiller principal au sein du cabinet de conseil économique international Maxwell Stamp et de la société de conseil en risques géopolitiques Oxford Analytica, membre du Strategic Advisory Solutions International Group à Washington, et ancien conseiller du conseil d'administration du Groupe de la Banque mondiale. Twitter : @HafedAlGhwell

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