Les vastes déserts ensoleillés et les côtes balayées par le vent de l'Afrique du Nord ont le potentiel d’alimenter non seulement la région, mais aussi une grande partie de l’Europe et de l’Afrique subsaharienne. Cette richesse naturelle pourrait faire de l’Afrique du Nord un modèle de résilience énergétique à l’ère du dérèglement climatique.
Pourtant, ce potentiel demeure sous-exploité. Bien que certains pays aient réalisé des avancées dans l’adoption des énergies renouvelables, le progrès collectif reste entravé par des décennies de divisions politiques, de fragmentation et d’infrastructures isolées. Malgré des menaces existentielles telles que la pénurie d’eau, l’effondrement de l’agriculture et la volatilité des marchés des matières premières, la transition énergétique de la région s’est jusqu’à présent opérée de manière cloisonnée.
Aussi remarquables soient-ils, ces efforts ne font que mettre en lumière les fractures économiques et diplomatiques profondes qui traversent la région.
L’urgence est indéniable. En Afrique du Nord, la demande énergétique augmente à un rythme deux fois supérieur à la moyenne mondiale, pesant lourdement sur les budgets des États importateurs d’hydrocarbures comme la Tunisie et le Maroc. Parallèlement, elle met sous pression les exportateurs, tels que l’Algérie et la Libye, qui doivent concilier leur dépendance aux combustibles fossiles avec des engagements ambitieux en matière de décarbonisation.
Bien que les énergies renouvelables représentent 40 % de la capacité installée en Afrique du Nord, leur part dans le bouquet énergétique global demeure inférieure à 5 %. Cet écart souligne d’importantes inefficacités systémiques : les fermes solaires du Sahara génèrent de l’électricité à des centaines de kilomètres des principaux centres de consommation, tandis que les projets éoliens le long de la côte atlantique souffrent d’un manque de connexions aux réseaux électriques voisins.
Cette incohérence entraîne une hausse des coûts, freine l’expansion et accroît la vulnérabilité des pays aux chocs extérieurs - flambées des prix de l’énergie, catastrophes climatiques- qu’ils cherchent pourtant à atténuer.
Il est donc essentiel de rappeler un point souvent négligé : l’intégration régionale ne repose pas sur une vision idéologique, mais sur une nécessité pragmatique. Un marché régional de l’électricité, par exemple, permettrait d’optimiser l’excédent solaire du Maroc en milieu de journée pour répondre aux pics de demande en Algérie le soir, de stabiliser le réseau tunisien lors des nuits sans vent, et d’exporter le surplus énergétique vers l’Europe ou d’autres marchés.
Le partage des infrastructures permettrait de réduire les coûts, d’attirer les investissements étrangers et d’atténuer l’impact des sécheresses et des vagues de chaleur qui menacent les agriculteurs de subsistance. Des solutions techniques existent déjà : l’harmonisation des codes de réseau, les enchères transfrontalières pour les projets d’énergie renouvelable ou encore les collaborations industrielles pour la production d’hydrogène vert.
Ce qui fait obstacle, c'est l'absence de volonté politique pour surmonter les différends historiques qui ont entravé la coopération depuis l’effondrement de l’Union du Maghreb arabe dans les années 1990.
Avec ses objectifs ambitieux de décarbonisation et de diversification énergétique, l’Europe a tout intérêt à encourager cette intégration. Un "dividende vert" bien exploité ne se limiterait pas à l’Afrique du Nord, mais pourrait également bénéficier à l’Afrique subsaharienne, contribuant ainsi à atténuer les causes profondes de la migration.
Cependant, la réalisation de cet objectif ne dépend pas d’une influence extérieure, mais de la capacité de la région à considérer les énergies renouvelables comme un domaine neutre, dissocié des tensions géopolitiques plus larges. Grâce à la complémentarité de ses ressources et à sa proximité géographique avec l’Europe et l’Afrique subsaharienne, l’Afrique du Nord a le potentiel de devenir un hub stratégique des énergies renouvelables. Toutefois, ce potentiel ne pourra se concrétiser que si ses dirigeants surmontent les barrières qui ont longtemps fragmenté et freiné son développement.
Dans une région où la lumière du soleil et le vent transcendent les frontières, les électrons pourraient bien réaliser ce que les diplomates ne peuvent pas faire. Hafed Al-Ghwell
En bref, la fragmentation chronique de la région découle d’un mélange explosif de différends historiques, d’idéologies économiques opposées et de négligence infrastructurelle. Ce déficit d’infrastructures ne fait qu’aggraver les dysfonctionnements existants : les autoroutes censées relier les grandes villes, comme Casablanca et Alger, restent inachevées, et aucune liaison ferroviaire transfrontalière n’a été mise en place. De même, les réseaux électriques fonctionnent en circuits fermés, empêchant toute synergie entre les infrastructures énergétiques : l’avancée du Maroc dans les énergies renouvelables demeure isolée des centrales à gaz algériennes et des parcs éoliens tunisiens.
Cette déconnexion physique reflète les barrières institutionnelles. Les régimes tarifaires favorisent les partenaires extérieurs au détriment des échanges intra-régionaux, tandis que les subventions aux combustibles fossiles, encore largement prédominantes en Algérie et en Libye, biaisent les incitations à l’investissement dans les énergies vertes.
Malheureusement, le coût de cette fragmentation ne cesse de s’intensifier. Alors que la demande mondiale en hydrogène vert et en minéraux stratégiques s’accélère, les pays d’Afrique du Nord risquent de voir leur avantage concurrentiel s’éroder au profit de régions plus intégrées. La diversification énergétique de l’Europe après la crise en Ukraine a renforcé l’intérêt pour le potentiel renouvelable de l’Afrique du Nord. Toutefois, sans interconnexion régionale, les stratégies nationales isolées restent limitées dans leur portée et leur impact.
Les récentes consultations entre l’Algérie, la Tunisie et la Libye, bien que limitées, révèlent une prise de conscience émergente des défis communs. L’un des enjeux majeurs est de passer d’une fragmentation énergétique persistante à une intégration réelle, car la transition vers une croissance verte nécessite de dépasser les tensions qui ont marqué la région pendant plus d’un demi-siècle.
Heureusement, les énergies renouvelables offrent à l’Afrique du Nord une opportunité unique de dissocier la coopération énergétique des rivalités géopolitiques profondément ancrées. L’infrastructure de réseau transfrontalière existante constitue une base technique solide pour cette transition. Bien que ces échanges reposent encore largement sur les hydrocarbures, ils pourraient progressivement s’orienter vers les énergies renouvelables à mesure que les pays développent leurs capacités solaires et éoliennes.
Par ailleurs, plusieurs complémentarités régionales viennent appuyer cette dynamique. L’excédent solaire du Maroc pourrait alimenter les industries algériennes aux heures de forte demande, tandis que l’énergie éolienne tunisienne pourrait être dirigée vers les villes libyennes, où les réseaux, fragilisés par le conflit, peinent à assurer un approvisionnement stable une fois la nuit tombée.
De telles synergies ne requièrent qu’un alignement politique minimal, mais nécessitent des accords sur la tarification et les protocoles de transmission. Un marché régional de l’électricité, soutenu par des interconnexions de grande capacité, pourrait ainsi réduire la dépendance aux combustibles fossiles coûteux et volatils, limiter les émissions et faire baisser les prix de l’énergie, de Rabat à Charm el-Cheikh.
Cependant, des défis persistent. Les réseaux électriques restent largement fragmentés, avec une capacité d’interconnexion sous-exploitée en raison de réglementations incompatibles et d’un sous-investissement chronique. Le COMELEC, organisme créé en 1974 pour superviser la coopération régionale en matière d’électricité - initialement par les compagnies nationales du Maroc, de l’Algérie et de la Tunisie, puis rejointes par la Libye et la Mauritanie - avait proposé la création d’un marché intégré de l’électricité d’ici 2025. Ce projet visait à instaurer des tarifs normalisés et à encourager la participation du secteur privé.
Des approches progressives, comme l’établissement de corridors dédiés aux énergies renouvelables ou la mise en place d’échanges stratégiques aux heures de forte demande, pourraient favoriser la confiance sans exiger une réconciliation politique totale.
Pour l’Europe, qui cherche à sécuriser des importations d’énergie propre et stable, il est pragmatique de soutenir cette approche progressive. Des marchés de l’électricité interconnectés en Afrique du Nord offriraient une alternative aux accords gaziers, souvent politiquement sensibles. Dans une région où le soleil et le vent transcendent les frontières, l’électricité pourrait réussir là où la diplomatie a échoué.
Pour y parvenir, il est essentiel d’agir sur trois fronts simultanément. Premièrement, les gouvernements doivent faire de l’interconnectivité une priorité stratégique. Si des projets bilatéraux, comme le câble sous-marin Maroc-Espagne, prouvent la faisabilité technique, ils demeurent des exceptions. L’établissement d’un véritable réseau régional exige une harmonisation des réglementations, une réforme coordonnée des subventions et des investissements conjoints dans les infrastructures de transmission, idéalement soutenus par des bailleurs de fonds multilatéraux tels que la Banque africaine de développement.
Deuxièmement, la mise en place de plateformes de partage des connaissances pourrait accélérer l’innovation. L’Algérie, avec ses projets géothermiques dans le Sahara, l’Égypte, experte dans le déploiement solaire à grande échelle, et la Mauritanie, pionnière dans l’éolien, possèdent un savoir-faire qui pourrait bénéficier à l’ensemble de la région.
Troisièmement, la diplomatie sectorielle doit offrir une alternative aux impasses politiques plus larges. Des groupes de travail dédiés aux énergies renouvelables, à l’abri des tensions majeures, pourraient favoriser la confiance en obtenant des avancées concrètes, comme l’harmonisation des codes de réseau ou la coordination des appels d’offres pour accéder aux fonds climatiques internationaux.
Les sceptiques estiment que l’instabilité interne—de la gouvernance fragmentée en Libye au fardeau de la dette en Égypte—compromet toute tentative de coordination régionale. Pourtant, ces défis ne font que renforcer l’urgence de solutions collectives. Sans une approche concertée, le dividende vert de l’Afrique du Nord restera une opportunité manquée.
L'alternative, un patchwork de projets renouvelables déconnectés ne ferait que reproduire les inefficacités de l’ère des combustibles fossiles. En faisant de l’interconnectivité une priorité stratégique, les gouvernements peuvent transformer l’énergie, d’un facteur de fragmentation, en un levier de résilience collective.
La fenêtre d’opportunité est étroite, mais les gains sont immenses : sécurité énergétique, résilience climatique et convergence économique.
Dans une région longtemps fracturée, la coopération n’est pas un idéal, mais une nécessité rationnelle.
Hafed Al-Ghwell est chercheur principal et directeur exécutif de l'Initiative Afrique du Nord au Foreign Policy Institute de la John Hopkins University School of Advanced International Studies à Washington, DC.
X : @HafedAlGhwell
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com