A l'approche de l'élection présidentielle en Tunisie, la réélection de Kais Saied semble inévitable. Un sondage réalisé par TunisiaMeters en avril 2024 le donne largement en tête. La perspective de sa victoire en octobre laisse présager une aggravation de la tendance autoritaire qui a caractérisé son premier quinquennat. Sous sa direction, la Tunisie a connu d'importants changements constitutionnels et une concentration notable du pouvoir exécutif. Cette concentration du pouvoir s'est accompagnée d'un recours systématique aux systèmes et institutions juridiques pour étouffer la dissidence.
L'érosion des libertés civiles a déclenché des protestations et des grèves localisées, mais elles n'ont finalement pas réussi à susciter un soutien ou une critique notable du régime de la part de puissances mondiales influentes telles que les États-Unis ou l'Union européenne. Alors que Saied se prépare à ce qui semble être un second mandat, les inquiétudes grandissent quant aux restrictions supplémentaires qu'il pourrait imposer à la société civile et, en particulier, aux organisations à but non lucratif par l'introduction de lois proposées régissant le financement étranger.
Son administration reste prudente et ne veut pas se mettre à dos les puissants syndicats du pays, notamment l'Union générale tunisienne du travail, qui compte plus d'un million de membres dans un pays de 12 millions d'habitants, mais les réactions restent limitées jusqu'à présent. Dans l'ensemble, les stratégies de M. Saied semblent destinées à perpétuer son modèle autoritaire de gouvernance, en étendant et en renforçant son emprise sur le paysage politique, tout en mettant de côté les réformes économiques attendues depuis longtemps et en recourant plutôt à des financements étrangers insoutenables pour améliorer la crise économique qui sévit dans le pays.
Son mandat a été caractérisé par des manœuvres constitutionnelles à la limite de l'étrange et par une gouvernance réactionnaire visant à consolider le pouvoir en désignant comme boucs émissaires les "ennemis" de la Tunisie, réels ou imaginaires. Pour résumer, l'auto-coup d'État de M. Saied en 2021, suivi du limogeage du premier ministre et de la dissolution du parlement, a préparé le terrain pour des actions ultérieures, telles qu'un référendum constitutionnel en 2022. Le taux de participation a été faible, à peine plus de 30 %, mais près de 95 % des votants ont approuvé la nouvelle constitution.
Le président n'a pas tardé à étendre ses propres pouvoirs en vertu de la constitution révisée, qui limitait les contrôles parlementaires, tandis que des textes législatifs tels que le décret-loi 54 fournissaient une base juridique pour l'arrestation de dissidents sous le prétexte de lutter contre la désinformation. Il a paralysé le système judiciaire tunisien en dissolvant la Haute Cour judiciaire et en s'octroyant le pouvoir de révoquer les juges, ce qui l'a aidé à fragmenter davantage l'opposition.
La perspective de sa réélection se profile maintenant, avec la crainte palpable qu'il ne modifie encore la constitution pour prolonger sa présidence, compte tenu de son avance dans les sondages et d'une opposition qui n'a pas l'unité nécessaire pour organiser une contestation efficace. Il est très probable qu'il plaidera pour une prolongation de son mandat au-delà de la limite constitutionnelle de deux mandats de cinq ans en présentant son premier mandat, sous l'ancienne constitution, comme distinct du cadre juridique actuellement en place. Par ailleurs, malgré certains obstacles, les amendements constitutionnels pourraient devenir un point central de son programme s'il obtient une "majorité" de soutien public lors des élections.
Toutefois, les obstacles systémiques et le refus de la société pourraient encore compliquer ses efforts. Les syndicats, en particulier l'énorme Union générale du travail, représentent une force que Saied doit affronter avec prudence. Ce puissant syndicat a démontré sa capacité à organiser des grèves et des manifestations à grande échelle, ce qui constitue un moyen de dissuasion essentiel contre des mesures exécutives plus agressives. Hormis l'arrestation de certains dirigeants syndicaux, le président a largement évité une confrontation directe afin de prévenir des troubles généralisés, et cette stratégie se poursuivrait probablement au cours d'un second mandat.
Si la forte emprise de Saied sur le pouvoir peut offrir un semblant d'ordre au milieu des défis économiques, elle laisse présager des limites infinies aux libertés individuelles.
- Hafed Al-Ghwell
Toutefois, si les difficultés économiques de la Tunisie persistent, compte tenu des niveaux élevés de la dette publique et de la faible croissance, il est peu probable que Saied continue à trouver la marge de manœuvre nécessaire pour éviter l'escalade de la crise, ce qui l'obligerait à mettre en œuvre des réformes économiques substantielles, même si elles sont limitées par l'influence des syndicats.
L'opposition de l'Union générale du travail a jusqu'à présent empêché les ajustements nécessaires tels que la réduction des dépenses salariales du secteur public. En conséquence, M. Saied a cherché à "gagner du temps" en s'appuyant sur l'aide étrangère insoutenable de l'Europe, friande de migrants, pour soutenir une économie en difficulté qui a davantage besoin de réformes que d'injections de fonds. Cet équilibre délicat des pouvoirs met en lumière la dynamique complexe à laquelle Saied devra faire face au moment d'entamer son second mandat. Saper les syndicats pourrait déclencher d'importants bouleversements sociaux, tandis que tenter de les apaiser risquerait de paralyser des réformes économiques vitales. Il s'agira d'une voie précaire qui pourrait l'amener à s'enfoncer encore plus dans le manuel autoritaire afin de maintenir un semblant de stabilité, d'apaiser les généreux bienfaiteurs européens, d'atteindre ses propres objectifs politiques et, surtout, de s'assurer que son régime est à l'abri d'un coup d'État.
En ce qui concerne son approche de la société civile, on s'attend à ce que M. Saied prenne des mesures de plus en plus restrictives. Sa proposition de limiter le financement étranger des organisations non gouvernementales suggère une intention de limiter les influences extérieures perçues et de réprimer les dissidents potentiels. Ces mesures trouvent un écho auprès de sa base et des sections du vote islamiste qui se méfient des interventions étrangères. Toutefois, ces stratégies laissent présager un nouveau glissement vers l'autoritarisme, en sapant les libertés civiles qui ont marqué la période post-Printemps arabe, par ailleurs turbulente, de la Tunisie.
Les méthodes employées par Saied comprennent la politisation de l'armée, qui était autrefois fermement neutre, garantissant ainsi, par le biais de mécanismes de contrôle civil, son soutien à la consolidation du pouvoir. Mais une telle instrumentalisation politique entrave la séparation des pouvoirs, essentielle à une démocratie saine. Il n'est pas difficile de comprendre pourquoi les militaires tunisiens pourraient préférer se ranger du côté de Saied au cours de son second mandat. Historiquement marginalisées, les forces armées ont obtenu des avantages sans précédent sous son règne, notamment des rôles ministériels de premier plan et des postes de direction dans les principaux efforts de santé publique.
Ces incitations institutionnelles et personnelles suggèrent un alignement stratégique plutôt qu'une simple coercition. En outre, la nature relativement faible et apolitique de l'armée tunisienne signifie qu'elle est plus susceptible de simplement suivre des ordres qui pourraient sembler antidémocratiques, poussée par une éthique professionnelle qui donne la priorité à l'obéissance plutôt qu'à l'examen de la constitution.
Cette déférence à l'égard des autorités civiles, qui, paradoxalement, est censée empêcher les militaires d'outrepasser leurs compétences, crée un terrain fertile pour l'approche autocratique de M. Saied. Alors que la crise économique et l'inefficacité du gouvernement tunisien exacerbent le contexte dans lequel il opère, le nouveau statut de l'armée et les rôles qui lui sont attribués sous son mandat constituent une raison impérieuse de continuer à lui faire allégeance, même si les normes démocratiques sont érodées.
Pour les Tunisiens, la perspective d'un second mandat de Saied présente un paradoxe de stabilité et de suppression. L'érosion du pluralisme démocratique est presque complète, à mesure que la réalité du référendum constitutionnel d'il y a deux ans et des réformes juridiques qui ont suivi s'impose. Elle marque un tournant irréversible par rapport aux aspirations qui ont renversé le régime précédent et à l'idéalisme qui a suivi.
Si la forte emprise de Saied sur le pouvoir peut offrir un semblant d'ordre au milieu des défis économiques, elle laisse présager des limites infinies aux libertés individuelles et aux institutions politiques qui survivent. La foi des Tunisiens dans la démocratie a été mise à rude épreuve et il est probable qu'un second mandat de Saied reléguerait des idéaux autrefois solides au rang de souvenirs lointains. Toute probabilité de faire renaître des aspirations similaires semble faible, étouffée par un réseau d'autoritarisme résurgent, d'ambivalence internationale et de fragmentation sociétale.
Hafed al-Ghwell est chercheur principal et directeur exécutif de l’Initiative stratégique d’Ibn Khaldoun au Foreign Policy Institute de la John Hopkins University School of Advanced International Studies à Washington. Il a précédemment occupé le poste de président du conseil d’administration du Groupe de la Banque mondiale.
Twitter: @HafedAlGhwell
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com