Le président du Parlement libanais appelle à un gouvernement d'union qui sauvera le pays du gouffre dans lequel il se trouve. Cependant, les raisons de ce gouffre et de l'échec du Liban à se doter d'une bonne gouvernance émanent de concepts erronés tels que le gouvernement d'union, la «mithakia», qui signifie une représentation adéquate de tous les courants, et la «démocratie consensuelle», qui suppose que tous les partis doivent être inclus dans l'élaboration des politiques.
Le Liban a toujours eu des gouvernements d'union nationale et aucun n'a été capable de proposer un véritable programme pour le pays. Le concept de gouvernement d'union est apparu après la mort de l'ancien Premier ministre, Rafic Hariri, et il a été appliqué après l'accord de Doha. Pendant la période de M. Hariri, qui s'est étendue de 1992, peu après la fin de la guerre civile, à 2005, le gouvernement était composé de technocrates.
Lorsque Rafic Hariri a pris le pouvoir après l'accord de Taëf, les deux principaux partis chrétiens ont été écartés du pouvoir. Michel Aoun était en exil et Samir Geagea en prison. D'autres politiciens qui ont conservé leur place dans le cadre de Taëf, comme Nabih Berri, le président du Parlement, et Walid Joumblatt, ont bénéficié de contrats gouvernementaux lucratifs en échange de leur aval.
Nombreux sont ceux qui estiment que les années Hariri ont institutionnalisé la corruption. Cependant, pendant les années Hariri, le pays était géré à travers un plan d'affaires. Après sa mort en 2005, le concept de gouvernement d'union a fait surface. Celui-ci a été appliqué après l'accord de Doha de 2008, qui a donné au Hezbollah et au mouvement Amal un tiers du Cabinet et le pouvoir de mettre leur veto aux décisions gouvernementales.
Le Liban prône également le concept erroné de «mithakia» qui a été renforcé après l'accord de Doha, c'est-à-dire que celui qui est le plus fort dans sa communauté devrait se voir attribuer un poste pour représenter cette communauté. Ainsi, le parti sunnite, qui obtient la majorité des sièges sunnites au Parlement, devrait avoir le poste de Premier ministre; le parti chiite, qui a la majorité des sièges chiites, devrait décrocher la présidence du Parlement; de même pour les chrétiens et la présidence de la république.
La classe politique n'a pas de plan pour le pays, juste un schéma de partage du pouvoir qui, en fin de compte, divise le butin de l'État et permet à chaque parti d’utiliser une institution ou un département du gouvernement comme son fief, dont il pompe autant d'argent que possible. L'ancien ministre des Affaires étrangères et gendre du président, Gebran Bassil, qui est un des principaux piliers de la corruption dans le pays, l'a explicité en marge du Forum économique mondial 2019 à Davos. Selon lui, le Liban pourrait apprendre à Londres et à Washington comment gérer un pays sans budget.
Ainsi, le pays a été transformé en une «ferme», comme l'a qualifié l'un de mes collègues du Golfe. Il a toutefois ajouté que même une ferme est plus organisée que le Liban. Il n'y a d'ordre nulle part, juste une classe d'élites corrompues qui s'entendent entre elles pour piller le pays. Elles se battent pour les quotas ministériels de chaque parti et elles se disputent les ministères les plus lucratifs, comme le ministère de l'Énergie et de l'Eau, où se concoctent tous les contrats juteux. Personne ne peut être tenu pour responsable, car ils font tous partie du gouvernement. C'est ce qui a motivé le slogan mémorable des groupes de protestation, «killun yaani killun» («tous veut dire tous»).
La classe politique a été très habile et elle a profité au maximum du pouvoir tout en n'assumant aucune responsabilité pour ce qui s'est passé.
Dr Dania Koleilat Khatib
La classe politique a été très habile et elle a profité au maximum du pouvoir tout en n'assumant aucune responsabilité pour ce qui s'est passé. Ce qui est principalement résumé par la célèbre phrase de Gebran Bassil, «ma khalouna», qui signifie «ils ne nous ont pas laissé faire», rejetant la responsabilité de l'échec sur les autres.
Un gouvernement d'union n'est pas vraiment une pratique démocratique. La démocratie signifie que la minorité suit la majorité, qui gouverne tandis que la minorité est dans l'opposition et garde un contrôle sur ceux qui gouvernent. Actuellement, aux États-Unis, l'administration est démocrate et non un hybride entre démocrates et républicains. De même, au Royaume-Uni, le gouvernement est un gouvernement conservateur dirigé par Boris Johnson, tandis que le parti travailliste est dans l'opposition. Le parti qui remporte une élection élabore une stratégie politique, économique et sécuritaire globale pour le pays et il est tenu responsable de son succès ou de son échec.
On pourrait dire qu'aux États-Unis, le peuple élit directement le chef de l'État, alors qu'au Liban, c'est le Parlement qui élit le président. D'autres pourraient souligner que, contrairement aux États-Unis et au Royaume-Uni, où il existe des systèmes de double parti et où les scènes politiques sont divisées entre la gauche libérale et la droite conservatrice, le Liban est un pays où la configuration politique est divisée selon des lignes sectaires.
Pourtant, lors des élections, ils se présentent comme des blocs. À titre d’exemple, le Hezbollah, le mouvement Amal et le Courant patriotique libre (CPL) forment un seul bloc aux élections législatives. Ils représentent le bloc dit de «la résistance». Dans le cas du Liban, les partis partageant les mêmes idées devraient former une coalition; celle qui a la majorité des sièges au Parlement devrait former un gouvernement pour mettre en place un plan global et être tenue responsable de son exécution et de son succès. Cependant, les dirigeants de la classe politique ne veulent pas de responsabilités. Ils savent que, malgré leurs différences sur les questions politiques, ils sont «frères» en matière de corruption. Ils veulent rester ensemble et maintenir le statu quo.
Aujourd'hui, le Liban s'effondre et il a grand besoin d'un plan de sauvetage du Fonds monétaire international (FMI). Le gouvernement de Najib Mikati, qui a été un gouvernement d'union en place de septembre 2021 jusqu’à mai 2022 et qui est désormais en situation d'intérim, n'a pas été en mesure de conclure un accord avec le FMI. Ce fut également le cas du gouvernement de Hassan Diab, qui a été au pouvoir de janvier 2020 à août 2021, lorsque ses membres ont massivement démissionné à la suite de l'explosion du port de Beyrouth et qu'il est devenu un gouvernement intérimaire. Au total, deux ans et demi de gouvernements et de gouvernements intérimaires n'ont pas permis de conclure un accord avec le FMI, dont le Liban a grandement besoin en raison de cette démocratie consensuelle.
Le concept erroné de gouvernement d'union et de «mithakia» entraîne une paralysie politique. Il offre une échappatoire aux différents partis politiques, qui leur permet de se dédouaner. La solution est qu'un seul bloc forme un gouvernement, mette en place un plan global et soit responsable devant le peuple libanais et la communauté internationale.
Dania Koleilat Khatib est spécialiste des relations américano-arabes et plus particulièrement du lobbying. Elle est cofondatrice du Centre de recherche pour la coopération et la consolidation de la paix, une ONG libanaise spécialisée dans le processus Track II.
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.