La liste des ministres des Affaires étrangères qui se ruent à Damas pour rencontrer Ahmad al-Charaa, le commandant général de l'opération militaire qui a chassé Bachar el-Assad, s'est allongée vendredi avec un ajout improbable: Maxim Ryzhenkov, de Biélorussie. On pourrait considérer cette visite de la même manière que les visites des ministres allemand ou norvégien des Affaires étrangères. Toutefois, cette visite revêt une importance supplémentaire. La Biélorussie est très proche de devenir un État satellite de la Russie – si ce n'est pas déjà le cas.
La prise de pouvoir par les rebelles syriens s'est déroulée sans heurts, avec un minimum de victimes et de destructions. La vie est revenue à la normale en un rien de temps. La situation sécuritaire est acceptable. Cette situation ne peut en aucun cas être comparée à la chute de Mouammar Kadhafi en Libye, qui a conduit au chaos. Néanmoins, la Syrie se heurte à un obstacle de taille: les sanctions occidentales.
Ces sanctions ont été imposées au régime d'Assad et l'ont paralysé. Aujourd'hui, après la chute d'Assad, les sanctions demeurent. Elles empêchent la Syrie de renaître de ses cendres. Assad a laissé derrière lui un pays décimé. Les réserves de change de la banque centrale syrienne sont très faibles – certains disent qu'elles ne dépassent pas 200 millions de dollars. Les infrastructures du pays ont été décimées par 14 années de guerre. Les services sont médiocres. En même temps, les attentes de la population sont très élevées. Quoi que fasse Al-Charaa avec son équipe et quoi que fasse le futur gouvernement de transition, le pays ne pourra pas se redresser tant qu'il y aura des sanctions.
L'étape logique serait de lever les sanctions maintenant qu'Assad n'est plus là. Cependant, l'Occident se méfie beaucoup des nouveaux dirigeants. Al-Charaa a un passé trouble, puisqu'il a autrefois combattu pour Al-Qaïda. Son groupe, Hayat Tahrir al-Cham, a été désigné comme organisation terroriste par de nombreux pays. Bien qu'il ait rompu avec Al-Qaïda en 2016, sa réputation de fondamentaliste le suit toujours.
Une barbe taillée et un costume bien coupé n'ont pas fait oublier à l'Occident l'ancienne apparence d'Al-Charaa, que certains appellent encore Abou Mohammed al-Golani. Bien qu'il ait fait preuve de modération depuis son accession au pouvoir et qu'il n'ait imposé aucune pratique à qui que ce soit, l'Occident se méfie. Il se méfie surtout des adeptes de son groupe et des combattants fondamentalistes en Syrie.
Il s'agit donc d'un véritable dilemme. Tant que les sanctions sont en place, un État syrien à part entière ne peut être construit. D'autre part, l'Occident ne veut pas renforcer les «structures islamistes», comme l'a récemment déclaré le ministre allemand des Affaires étrangères. La Syrie est dans l'impasse.
L'Europe s'est réjouie de voir l'influence de la Russie diminuer au Moyen-Orient. Veut-elle que cela s'inverse?
-Dania Koleilat Khatib
Toutes les visites effectuées jusqu'à présent l'ont été par des pays de la sphère occidentale ou leurs alliés: France, Allemagne, Norvège, Espagne, Arabie saoudite, Turquie, Qatar et Ukraine. La Syrie a adopté une position pro-occidentale très claire. Le nouveau ministre des Affaires étrangères, Asaad al-Chibani, a même été invité à Davos. C'est la première fois que la Syrie est invitée et représentée au sommet annuel du Forum économique mondial. Bien entendu, on ne s'attend pas à ce que le nouveau gouvernement accueille les alliés d'Assad qui sont hostiles à l'Occident, à savoir la Russie et l'Iran. C'est pourquoi la visite de la délégation biélorusse est importante. Elle montre que la Syrie veut envoyer un message subtil à l'Occident: «Si vous ne nous aidez pas, nous chercherons une alternative». L'administration Trump en est consciente.
Le secrétaire d'État Marco Rubio, interrogé par le Congrès lors de son audition de confirmation, a clairement indiqué que les États-Unis devaient être pragmatiques et s'engager avec le nouveau gouvernement syrien car, s'ils ne le font pas, quelqu'un d'autre le fera. Il a exprimé des réserves sur l'histoire du HTC, déclarant que ses origines ne «nous rassurent pas». Par ailleurs, le ministre norvégien des Affaires étrangères, Espen Barth Eide, a demandé la semaine dernière la levée de toutes les sanctions à l'encontre de la Syrie. Les États-Unis ont accordé une dérogation temporaire à certaines sanctions. Cela permet à la banque centrale syrienne de recevoir des transferts de pays désireux de l'aider. Mais cette exemption ne durera que six mois. On sait qu'il est beaucoup plus difficile de lever des sanctions que de les mettre en place et la loi américaine Caesar Act n'a été renouvelée par le Congrès qu'en décembre et doit maintenant durer jusqu'en 2029.
La visite de M. Ryzhenkov a eu lieu alors que la Syrie a mis fin à l'accord qu'elle avait conclu avec la Russie pour exploiter le port de Tartous. La situation est grave pour Moscou. La Syrie est son seul accès à la Méditerranée. Depuis des siècles, la Russie a un intérêt stratégique pour les ports libres de glace. C'est l'une des principales raisons de ses guerres avec les Ottomans, qui se sont étalées sur quatre siècles. La Russie voulait accéder aux détroits des Dardanelles et du Bosphore pour permettre à sa flotte de la mer Noire d'atteindre la Méditerranée. M. Ryzhenkov n'aurait pas pu se rendre à Damas sans le feu vert du président russe Vladimir Poutine.
La Syrie revêt une importance stratégique pour la Russie. Le Kremlin sera désireux de négocier avec les nouveaux dirigeants. Il s'agit d'un point de pression important qu'Al-Charaa et son administration peuvent exercer sur l'Occident. L'Europe était très heureuse de voir l'influence de la Russie diminuer au Moyen-Orient. Veut-elle que cette tendance s'inverse? J'en doute. C'est l'occasion pour l'Occident d'apporter le soutien nécessaire à la Syrie. Les fenêtres d'opportunité sont généralement courtes et se referment si elles ne sont pas saisies au bon moment.
L'Occident doit penser stratégiquement. Au lieu de parler de «structures islamistes» et d'essayer de microgérer la nouvelle administration en lui imposant des exigences en matière de représentation des femmes et des minorités, il doit se demander s'il souhaite que la Syrie – un pays qui occupe une position stratégique très importante – soit dans le giron de l'Occident ou dans celui de la Russie.
Dania Koleilat Khatib est une spécialiste des relations américano-arabes, et plus particulièrement du lobbying. Elle est présidente du Centre de recherche pour la coopération et la construction de la paix, une organisation non gouvernementale libanaise axée sur la voie II.
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com