Il y a seulement deux ou trois ans, les plus grands experts en énergie mettaient en doute la viabilité commerciale d'un investissement dans l'exploration et l'extraction du gaz naturel en eau profonde. Depuis lors, et plus récemment, à la suite de la violente offensive de la Russie contre l'Ukraine, les prix du gaz ont plus que quadruplé, alors que l'UE essaie de limiter sa dépendance aux approvisionnements énergétiques russes, les sources alternatives de gaz naturel étant très demandées.
L’une des régions qui pourrait bénéficier le plus de ces développements est la Méditerranée orientale, bien que son instabilité politique et sécuritaire transforme cette ruée vers l'or moderne en une source de différends. Dernièrement, nous avons vu émerger la menace d'un affrontement militaire entre Israël et le Liban à propos du développement du champ gazier de Karish.
Il a fallu cinq semaines de voyage en mer pour qu'une plate-forme de forage gazier atteigne sa destination en Méditerranée orientale – dans une zone revendiquée tant par Israël que par le Liban, comme étant dans leurs eaux territoriales. Compte tenu des menaces proférées par le gouvernement libanais et le Hezbollah soutenu par l'Iran, la plate-forme gazière a été escortée par des navires de la marine israélienne, notamment des sous-marins. À son arrivée, une version navale du système de défense antimissile Iron Dome a été placée dans la zone pour protéger la plate-forme.
Ce n'est que le dernier chapitre d'un différend frontalier maritime de longue date entre les deux pays – un différend qui a pris de l'ampleur depuis la découverte de gisements de gaz naturel offshore. Les deux pays sont officiellement toujours en guerre l'un contre l'autre, et ce depuis 1948, c'est pourquoi les négociations sur leurs revendications respectives sur ces 860 km2 de la mer Méditerranée sont menées par l'intermédiaire des États-Unis.
La semaine dernière, le Liban a mis en garde Israël contre ce qu'il a qualifié d’«acte agressif» dans les eaux contestées, en référence au champ gazier de Karish. Le président Michel Aoun a déclaré que toute activité dans la zone contestée équivaudrait à un acte d'agression et à une provocation, tandis que le Premier ministre Najib Mikati durcissait sa position en ordonnant à son commandement militaire de le tenir informé de tout nouveau développement.
On voit mal les Israéliens tenir compte des menaces venant d'un gouvernement libanais fragmenté, mais l'avertissement plus explicite du chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, qui a affirmé que son groupe «avait la capacité d'empêcher l'ennemi de commencer à extraire le gaz de Karish, et que toutes les actions de l'ennemi ne pourraient pas protéger ce navire», a provoqué une réponse chargée de toute la prudence nécessaire.
En règle générale, malgré la diminution du pouvoir du Hezbollah dans la politique libanaise, ou peut-être même à cause de cela, Israël n'est jamais complaisant face aux menaces provenant de cette source. Indépendamment de la précision des renseignements israéliens sur les intentions du Hezbollah, et même si le chef de ce groupe vit dans la clandestinité depuis 2006, les relations historiquement tendues entre les deux et le fait que le Hezbollah est, dans une large mesure, le fer de lance de la confrontation de Téhéran avec Tel-Aviv, impose une prudence accrue lorsque de telles menaces sont proférées.
Certains aspects de ce différend frontalier israélo-libanais incarnent la nature des relations entre les deux pays et entravent leur capacité à communiquer de manière constructive. Premièrement, la fragilité des deux systèmes politiques, même si dans ce cas c'est le Liban qui bloque une solution possible, et deuxièmement, le rapport de force asymétrique entre les deux pays. En outre, ce n'est pas seulement le différend frontalier maritime qui reste à régler, mais également la frontière terrestre, sur laquelle il n’y a pas eu d’accord depuis plus de 70 ans.
Une enquête du journal israélien Haaretz a conclu que, malgré l'affirmation du Liban selon laquelle Israël aurait violé sa souveraineté maritime et «envahi ses ressources marines» en stationnant la plate-forme gazière de Karish à son emplacement actuel, sa position n'est pas dans la zone contestée. Si tel était le cas, le différend ne devrait pas être plus qu'une tempête dans un verre d’eau. Cependant, l'histoire des relations entre les deux pays montre que des faits bien établis ne jouent qu'un rôle secondaire dans leurs perceptions du comportement de l'autre.
La découverte ces dernières années d'immenses réserves de gaz naturel en Méditerranée orientale offre, d'une part, une formidable opportunité pour dynamiser les économies des pays de cette région. Mais d'autre part, compte tenu des tensions géopolitiques entre certains d'entre eux, dont la Turquie, la Grèce, Chypre et la Syrie, en sus d'Israël, de Gaza et du Liban contrôlés par le Hamas, cette aubaine sous-marine est plus susceptible d'exacerber les tensions existantes entre ces pays, plutôt que d'encourager la coopération et leur permettre de mettre de côté les vieilles rivalités.
On estime que les réserves libanaises de pétrole et de gaz offshore valent environ 250 milliards de dollars, soit environ huit fois le produit intérieur brut du pays en 2020. Cependant, traduire ce potentiel en argent comptant nécessite des investissements considérables - une injection qui serait justifiée par les conditions du marché de l'énergie - mais le gouvernement libanais ne dispose pas des ressources nécessaires, et les investisseurs étrangers pourraient considérer qu'il est trop risqué de s'associer à un pays dont les affaires intérieures et internationales sont extrêmement instables.
La décision d'Israël d'étendre ses forages en Méditerranée est également une source d'inquiétude du point de vue du changement climatique et représente l'impact néfaste de la crise énergétique actuelle sur le programme en matière de changement climatique. Il y a quelques mois seulement, son gouvernement a décidé de geler les démarches visant à étendre davantage ses champs gaziers afin de respecter les engagements de ses politiques vertes. Néanmoins, la guerre en Ukraine change la donne entre le besoin urgent de remplacer les approvisionnements énergétiques russes et la volonté de devenir plus écologique et développer les ressources énergétiques renouvelables.
L’instabilité politique et sécuritaire transforme cette ruée vers l'or moderne en une source de différends.
Yossi Mekelberg
En conséquence, Israël et l'Égypte ont signé la semaine dernière un accord avec l'UE pour augmenter les exportations de gaz vers l'Europe. La situation est particulièrement alarmante dans l’une des régions les plus touchées par le réchauffement climatique, dont les résultats devraient conduire à des conflits aux conséquences jamais vues auparavant.
Par ailleurs, Amos Hochstein, conseiller principal sur la sécurité énergétique au Département d'État américain, qui a agi en tant que médiateur entre les deux pays voisins, s'est précipité à Beyrouth pour tenter d'apaiser les tensions entre le Liban et Israël. Dans l'intérêt des deux pays, ce différend frontalier maritime doit être résolu sans un autre cycle de violence. Le Liban pourra alors faire ses premiers pas sur le marché de l'énergie. Mais la fragilité de sa société et de son système politique, ainsi que le rôle préjudiciable joué par le Hezbollah, signifient qu'il est toujours possible qu'un tel désaccord se transforme en conflit militaire.
Yossi Mekelberg est professeur de relations internationales et membre associé dans le Programme de la région du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord (MENA) à Chatham House. Il collabore régulièrement avec les médias internationaux écrits et en ligne.
TWITTER: @YMekelberg
NDLR: Les opinions exprimées dans cette rubrique par leurs auteurs sont personnelles, et ne reflètent pas nécessairement le point de vue d’Arab News.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com