Lorsque des soldats israéliens ont pris d’assaut des bateaux civils qui transportaient des cargaisons humanitaires en 2010 pour tenter de briser le blocus imposé à Gaza, le président turc leur a adressé les critiques les plus acerbes. Défenseur de longue date de la cause palestinienne, Recep Tayyip Erdogan a également retiré son ambassadeur d’Israël en 2018, à la suite de la décision des États-Unis de reconnaître Jérusalem comme capitale du pays. Les deux pays entretiennent depuis lors des relations glaciales, bien loin des liens relativement étroits qui les unissaient pendant la guerre froide, alors qu’ils étaient tous deux fermement ancrés dans la sphère d’influence régionale américaine. En 1949, la Turquie devenait le premier pays musulman à reconnaître Israël. La semaine dernière, la visite en Turquie du président israélien, Isaac Herzog, a marqué un changement, car les deux pays ont choisi de mettre l’accent sur leurs intérêts mutuels et la nécessité de coopérer.
Aucune visite comme celle de M. Herzog n’a eu lieu depuis que Shimon Peres s’est adressé au Parlement turc en 2007. M. Erdogan a qualifié cette visite d’«historique» ainsi que de «tournant» et la Turquie a dépensé sans compter pour accueillir Isaac Herzog, désireuse de se montrer comme l’ancienne puissance impériale de la Terre sainte. Dans la capitale couverte de neige, Ankara, le président israélien a été accueilli par une garde d’honneur militaire au mausolée de Mustafa Kemal Atatürk. L’occasion revêt une importance particulière pour les Israéliens qui, à la suite du coup d’État diplomatique des accords d’Abraham, sont préoccupés par les tensions persistantes avec des alliés de longue date comme la Turquie. Dans un souci d’isoler l’Iran au niveau régional, la visite a été l’occasion de resserrer les liens en offrant des possibilités à Ankara, tout en limitant l’éventualité de saper l’hégémonie sécuritaire régionale d’Israël.
Au milieu d’un possible rapprochement avec Israël se trouve l’offensive de charme régionale turque à plus grande échelle. Croulant sous le poids des difficultés économiques, Ankara tente de mettre fin à son isolement en améliorant les liens tendus avec plusieurs pays de la région, dont l’Égypte, les Émirats arabes unis (EAU) et l’Arabie saoudite. À la fin de l’année dernière, la Turquie s’est réconciliée avec Abu Dhabi, bénéficiant d’une promesse d’investissement de dix milliards de dollars (1 dollar = 0,91 euro) dans le secteur de l’énergie. Elle a également délimité le territoire maritime avec l’Égypte, puisque l’exploitation de nouveaux gisements d’hydrocarbures de la Méditerranée orientale a été retardée par des divergences politiques. La visite de M. Herzog a également allié le politique à l’économique – les deux parties ayant annoncé qu’elles recherchaient une augmentation de 17 % du commerce bilatéral, à dix milliards de dollars cette année.
Les relations tendues de la Turquie avec l’Égypte et Israël ont favorisé la montée en puissance de la Grèce et de Chypre, au moment où le Forum du gaz de la Méditerranée orientale (EMGF), duquel la Turquie ne fait pas partie, a pris de l’importance. Le rameau d’olivier tendu par la Turquie à Israël est sans doute destiné à déloger les intérêts grecs, mais tout espoir que Tel-Aviv puisse lui rendre la pareille a été rejeté – du moins en public – par une source gouvernementale israélienne, qui a indiqué en janvier: «L’amélioration des relations entre Jérusalem et Ankara ne se fera pas au détriment de l’alliance d’Israël avec la Grèce et Chypre.»
La Turquie semble désormais accorder plus d’importance aux intérêts communs avec Israël
Zaid Belbagi
Néanmoins, à la suite du retrait par l’administration Biden de son soutien à un projet de gazoduc entre Israël, Chypre et la Grèce le mois dernier, et à la lumière des craintes découlant de l’approvisionnement en gaz après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, il existe désormais une plus grande marge de coopération. La possibilité de construire un gazoduc en Méditerranée orientale pour acheminer le gaz naturel israélien vers la Turquie puis vers l’Europe est une priorité pour Ankara qui souffre de pénuries d’électricité et de factures énergétiques exorbitantes. Faisant face à la possibilité bien réelle qu’un grand bloc d’opposition menace de renverser Recep Tayyip Erdogan lors de l’élection présidentielle et des élections parlementaires de l’année prochaine, le gouvernement cherche désespérément une solution à la crise du coût de la vie dans le pays au moment où il veut absolument gagner la confiance d’un électorat désespéré.
Au cours d’un dîner avec M. Herzog, M. Erdogan déclare avoir soulevé «la question palestinienne» et «l’amélioration du statut social et politique des Palestiniens». Malgré la convivialité apparente de cette visite d’État, la question palestinienne reste la principale raison des opinions divergentes entre les deux pays. La Turquie entretient des liens avec les islamistes du Hamas qui contrôlent Gaza depuis 2007. Contestant les tentatives israéliennes de les contraindre à cesser leurs activités depuis la Turquie, Ankara a offert asile et citoyenneté aux dirigeants du groupe. Cependant, après avoir cherché en vain à saper les accords d’Abraham, la Turquie semble désormais accorder plus d’importance aux intérêts communs avec Israël plutôt qu’aux différences.
En plus de s’attirer les faveurs de Washington, l’amélioration des relations avec Israël permettra à la Turquie de redorer son blason en tant que destination d’investissement. La fuite sans précédent des capitaux occidentaux de la Turquie a permis aux dirigeants du pays – qui tiennent à montrer qu’ils maîtrisent la situation – de prendre conscience des dangers posés par les politiques économiques imprévisibles.
Avant le voyage, le Premier ministre israélien, Naftali Bennett, a souligné l’importance de la «stabilité» en ce qui concerne la politique étrangère de son pays. Le manque apparent de prévisibilité d’Ankara continuera d’affecter son avenir politique et économique. Le précédent projet de construction d’un gazoduc sous-marin pour acheminer le gaz naturel israélien vers l’Europe consistait à contourner la Turquie malgré les droits favorables qu’elle offrait à Israël, car l’État hébreu préférait la fiabilité qu’il avait trouvée chez ses interlocuteurs grecs et chypriotes.
Outre les efforts de la Turquie pour renouer le contact avec les pays de la région, elle pourrait initier des plans concrets et faire preuve de transparence en vue de rassurer à la fois les alliés et les investisseurs.
Zaid M. Belbagi est commentateur politique et conseiller auprès de clients privés entre Londres et le Conseil de coopération du Golfe (CCG).
Twitter: @Moulay_Zaid
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com