En déclarant qu’« il n'y a pas d'ennemis permanents, ni d'amis permanents, seulement des intérêts permanents », le Premier ministre britannique du XIXe siècle, Lord Palmerston, a incarné le pragmatisme de son pays en termes d'engagement dans les affaires internationales.
Le rapprochement de la Turquie et d'Israël des derniers mois témoigne de cette attitude. Le pendule de l'amitié et de l'inimitié entre les deux pays a toujours oscillé d'un côté à l'autre, et la visite du président israélien Isaac Herzog à Ankara cette semaine pour des réunions avec son homologue turc, Recep Tayyip Erdogan, semble indiquer que les relations entre ces grandes puissances régionales sont de retour sur une trajectoire plus amicale − bien qu'il y ait déjà eu de fausses aubes –.
On pourrait soutenir qu'il est dans l'intérêt des deux pays de maintenir des liens solides, mais que le positionnement antérieur d'Erdogan, qui faisait d'Ankara le champion des militants islamistes dans le conflit israélo-palestinien, ne pouvait que provoquer des frictions. En se retrouvant à couteaux tirés avec son homologue populiste Benjamin Netanyahou sur cette question, la rupture des relations était inévitable, car les deux dirigeants préféraient les confrontations qui s'adressaient à leur base électorale, plutôt que de recourir à une diplomatie plus subtile qui aurait pu mieux servir leurs pays.
L'accueil chaleureux réservé à Herzog à Ankara a bien démontré la volonté des deux parties de laisser derrière elles plus d'une décennie de relations tumultueuses. Les deux leaders réagissaient surtout à l'évolution de la géopolitique de la région. Le changement de gouvernement en Israël a favorisé cette démarche, en particulier, l'éviction de Netanyahou, puisque les relations se sont tendues pendant son mandat de premier ministre, même si ce n'était pas nécessairement, ni exclusivement, de son fait.
Les relations entre Israël et la Turquie ont touché le fond en mai 2010 lorsqu'une flottille est partie de Turquie avec pour objectif de rompre le blocus maritime israélien de Gaza, une opération qui s'est terminée en catastrophe lorsque 10 militants turcs ont été tués lors d'une confrontation avec des commandos israéliens qui ont abordé le plus grand navire du convoi, le Mavi Marmara.
Une crise a inévitablement éclaté et la Turquie a rompu ses relations diplomatiques avec Israël. Celles-ci ont été brièvement rétablies lorsque le président américain Barack Obama a négocié un accord prévoyant des excuses israéliennes pour les pertes de vies humaines à bord du navire et un accord d'indemnisation des familles des victimes.
Par la suite, cependant, en réponse à la décision de l'administration Trump de déplacer l'ambassade des États-Unis de Tel Aviv à Jérusalem, et à l'usage disproportionné de la force par les forces de sécurité israéliennes contre les Palestiniens participant aux manifestations de la Marche du retour à Gaza en 2018, la Turquie a de nouveau décidé de rappeler son ambassadeur et d'ordonner le retour au pays de l'envoyé israélien à Ankara pour consultations.
La Turquie d'Erdogan a mis à mal les relations avec des alliés d'Israël autres que les États-Unis. Son soutien aux Frères musulmans a nui aux relations avec l'Égypte, poussant de plus en plus le pays dans une position précaire de déclin dans la région.
La visite d'Herzog doit donc être considérée dans le contexte d'une prise de conscience par Ankara que, pour des raisons économiques, politiques, sécuritaires et énergétiques, de meilleures relations avec Israël et d'autres puissances régionales, sont nécessaires.
« L'un des principaux catalyseurs du revirement d'Erdogan est la normalisation des relations entre Israël et un certain nombre de pays arabes dans le cadre des accords d'Abraham. »
Yossi Mekelberg
En outre, l'un des principaux catalyseurs du revirement d'Erdogan à l'égard d'Israël a été la normalisation des relations entre Israël et un certain nombre de pays arabes dans le cadre des accords d'Abraham, sans parler de la réconciliation et de l'amélioration des relations entre le Qatar et d'autres membres du Conseil de coopération du Golfe, ainsi que l'Égypte. Tous ces éléments ont renforcé le sentiment d'isolement de la Turquie.
Une accumulation de facteurs a ouvert la voie à la visite de Herzog après l'arrivée au pouvoir du gouvernement du Premier ministre Naftali Bennett en Israël en juin dernier. Que ce soit par coïncidence ou à dessein, l'arrestation, plus tard dans l'année, d'un couple d'Israéliens en vacances à Istanbul, accusé d'espionnage, a créé une mini-crise résolue presque immédiatement grâce à une intervention aux plus hauts niveaux, désamorçant ce qui aurait autrement pu se transformer en une affaire longue et compliquée.
Herzog et Bennett ont contacté Erdogan pour le remercier d'avoir libéré le couple, signalant des deux côtés qu'il était temps de prendre du recul par rapport à la rhétorique toxique du passé et de travailler à la normalisation des relations. Étonnamment, il s'agissait des premières communications officielles entre les dirigeants israéliens et turcs depuis 2013. Le déplacement d'Herzog constitue donc la première visite d'un chef d'État israélien en Turquie depuis 2008, illustrant l'ampleur du fossé creusé entre les deux pays.
Pour ce qui est des pouvoirs exécutifs respectifs confiés à Erdogan et Herzog, la rencontre a été quelque peu déséquilibrée, étant donné que la présidence est plutôt un poste honorifique en Israël, tandis que le président turc détient la majeure partie du pouvoir exécutif. Cela ne diminue toutefois pas l'importance de cette visite de deux jours, qui ouvre la voie à une reprise de relations plus constructives.
En outre, un large éventail de questions régionales préoccupe les deux dirigeants, notamment les ambitions nucléaires de l'Iran, les crises en Syrie et au Liban, les effets potentiels des événements en Ukraine sur la région et la participation éventuelle de la Turquie à l'Initiative sur le changement climatique en Méditerranée orientale et au Moyen-Orient.
Les deux pays partagent des préoccupations communes quant à plus d'une décennie de conflit en Syrie, et se sont retrouvés dans le même camp dans le conflit du Nagorno-Karabakh en 2020 en raison de leur soutien à l'Azerbaïdjan. En outre, il existe un certain nombre de questions bilatérales à traiter qui pourraient apporter des avantages mutuels, notamment la coopération militaire, les efforts de lutte contre le terrorisme et le partage de renseignements, en plus de liens commerciaux et touristiques très étroits. La crise de la flottille a fortement réduit le nombre de touristes et porté un coup dur à l'économie turque. Celle-ci risque de souffrir encore davantage d'une baisse du nombre de touristes russes et ukrainiens dans un avenir prévisible.
Pourtant, les échanges commerciaux entre les deux pays sont restés sains malgré les tensions politiques prolongées. Leur valeur est passée de 3,8 milliards de dollars en 2008 à 6,5 milliards en 2020. La majorité de ces chiffres provient des exportations turques vers Israël.
Si l'on ajoute à cela la hausse spectaculaire du prix du gaz naturel, qui rend les réserves de la Méditerranée orientale de plus en plus intéressantes en termes de coopération pour l'extraction et le transport, la convergence d'intérêts entre la Turquie et Israël est évidente.
Néanmoins, les deux pays continuent d'entretenir de profonds différends, notamment sur la question palestinienne. Toutefois, la visite de Herzog, ainsi que d'autres mesures de confiance en cours, démontrent que la Turquie et Israël optent désormais pour la coopération, accompagnée de conversations solides, plutôt que pour une discorde inutile et néfaste, surtout en public.
Cela pourrait également faire de la Turquie un acteur important et plus utile sur la question palestinienne.
- Yossi Mekelberg est professeur de relations internationales et membre associé du programme MENA à Chatham House. Il contribue régulièrement à la presse écrite et électronique internationale.
Twitter : @YMekelberg
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