La Turquie peut-elle transformer une crise en opportunité?

Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, rencontrant le nouvel ambassadeur américain en Turquie, Jeff Flake, à Ankara, le 26 janvier 2022. (PPO/Handout via Reuters)
Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, rencontrant le nouvel ambassadeur américain en Turquie, Jeff Flake, à Ankara, le 26 janvier 2022. (PPO/Handout via Reuters)
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Publié le Mardi 01 février 2022

La Turquie peut-elle transformer une crise en opportunité?

La Turquie peut-elle transformer une crise en opportunité?
  • Si elle sait qu’une adhésion à l’UE est peu probable, la Turquie peut utiliser la question ukrainienne pour obtenir certains avantages de l'Europe
  • La Turquie a déjà envoyé des drones à Kiev, contrariant Vladimir Poutine, ce que les États-Unis voudraient encourager

La Turquie entretient de bons rapports avec l'Union européenne (UE), les États-Unis et l'Otan, mais il existe également des sujets de discorde entre eux. Alors que la tension monte autour de l'Ukraine, Ankara peut-il en profiter pour obtenir de ces trois alliés ce qu'elle n'a pas pu faire par le passé?

La relation Turquie-UE est une saga. La Turquie est candidate à l'adhésion à l'UE depuis 1999, mais les négociations sur cette question n'ont commencé qu'en 2005. Pour devenir candidate à l’adhésion, la Turquie devait se conformer aux critères relatifs aux droits de l'homme, à l'État de droit et à l'économie de marché, mais son entrée dans l’UE a rencontré une forte opposition de la part de la France.

Nicolas Sarkozy s'est exprimé sur la question dès sa prise de fonction comme président en 2007. Il a fait campagne pour sa réélection en 2011 en défendant l’argument selon lequel la Turquie «ne faisait pas partie de l'Europe». La position française a coïncidé avec une lassitude européenne générale, et une UE débordée.

En 2015, la Turquie a de nouveau tenté sa chance, utilisant cette fois comme moyen de pression son rôle de rempart contre la vague de migrants cherchant à atteindre l’Europe. En mars 2016, Ankara et l'UE ont signé un accord sur une base douteuse, selon lequel les autorités turques intercepteraient les migrants empruntant la route maritime vers la Grèce, et les rapatrieraient en Turquie.

En échange, l'UE a déclaré qu'elle réduirait les restrictions de visas pour les ressortissants turcs, verserait 6 milliards d'euros d'aide à la Turquie pour les migrants syriens présents sur son territoire, et relancerait les pourparlers d'adhésion bloqués. Cela avait poussé le ministre turc des Affaires étrangères, Ahmet Davutoglu, à qualifier ce jour «d’historique» pour les relations UE-Turquie.

Mais cela a rapidement mal tourné. Au cours de la campagne acrimonieuse du référendum sur le Brexit au Royaume-Uni en 2016, le ministre du gouvernement de l’époque, Michael Gove, a tenté de persuader les Britanniques de voter en faveur de l’abandon de l’UE, en affirmant que la Turquie en serait membre à part entière à partir de 2020. Par la suite, une tentative de coup d'État en Turquie en juillet et la répression sécuritaire qui l'a suivi, ont offert à l'Europe l'excuse parfaite pour revenir sur l'accord. «Notre relation avec l'UE est pleine de déceptions et de promesses non tenues», m'a confié un ami turc.

 

«Bien que la Turquie fasse profil bas, évitant toute déclaration brusque et essayant de maintenir l'équilibre entre l'Occident et la Russie, la situation actuelle offre à Erdogan une excellente occasion d’améliorer ses relations avec l'Occident.»

 

Dr. Dania Koleilat Khatib

Les dirigeants turcs pensaient avoir été trompés. Ils ont dû accueillir des vagues de réfugiés qui ont provoqué une vive réaction chez eux, nui à la popularité du président Recep Tayyip Erdogan et fait monter l'ultranationalisme, sans rien recevoir de significatif de la part de l'Europe en retour. L'adhésion à l'UE est plus inaccessible que jamais. Si elle sait qu’elle est peu probable, la Turquie peut certainement utiliser la question ukrainienne pour obtenir certains avantages de l'Europe.

Avec les États-Unis, la Turquie entretient également une relation qui tourne à l’aigre, les Turcs estimant que Washington soutient leurs ennemis kurdes. Les Américains ont soutenu les Kurdes comme moyen le plus efficace pour combattre Daech, après avoir échoué à former et à équiper des combattants sunnites modérés, et face au sentiment d’une réticence turque à affronter Daech.

Cependant, la Turquie ne voit aucune différence entre le YPG, la milice kurde en Syrie, et le PKK, l'organisation responsable des attentats terroristes en Turquie au cours des trente dernières années.

Par ailleurs, le président américain, Joe Biden, a clairement indiqué qu'il n'y aurait pas d'intervention militaire en Ukraine, et que toute réponse se limiterait à des sanctions économiques. Le rôle de la Turquie est donc primordial. Elle a déjà envoyé des drones à Kiev, contrariant Vladimir Poutine, ce que les États-Unis voudraient encourager. La Turquie balance entre les deux camps, les Américains ne souhaitant certainement pas qu'elle renforce ses liens avec Moscou.

Une fois de plus, la Turquie peut y trouver l’occasion idéale pour exercer une pression sur les États-Unis. La relation a été principalement basée sur les intérêts, et le chantage mutuel. La Turquie fera-t-elle pression sur les États-Unis pour qu'ils cessent, ou du moins réduisent, leur soutien aux forces kurdes en Syrie? C'est une question épineuse pour les États-Unis qui ne peuvent pas retirer leur soutien alors que Daech semble émerger à nouveau et gagner de l'ampleur dans les zones libérées. La Turquie pourrait également essayer de remettre sur le tapis la question du système de défense antimissile S-400 et du programme d'avions de chasse F-35.

En ce qui concerne l'Otan, le principal sujet de discorde avec les Turcs était le retrait par l'Alliance des missiles Patriot en 2015. Comme me l'a dit mon ami turc: «Qu'en est-il de la défense commune et de l'article 5? N'est-ce pas la raison d'être de l'Otan? À l’opposé, ils suppriment les systèmes de défense lorsque nous en avons le plus besoin».

Au cœur de l'Otan, la Turquie a eu des différends avec la France et la Grèce. Avec la crise ukrainienne, l'Otan doit plus que jamais faire preuve d'unité. La Turquie l'utilisera-t-elle pour améliorer ses relations avec ces deux pays, ou tournera-t-elle le dos à une alliance vieille de soixante-dix ans et reprendra-t-elle le cours normal de ses relations avec la Russie?

Bien que la Turquie fasse profil bas, évitant toute déclaration brusque et essayant de maintenir l'équilibre entre l'Occident et la Russie, la situation actuelle offre à Erdogan une excellente occasion d’améliorer ses relations avec l'Occident. 

Cependant, c'est un jeu où il n’y a ni gagnant ni perdant. De meilleures relations avec l'Otan, l'UE et les États-Unis signifieront de moins bonnes relations avec la Russie. Reste à voir comment Erdogan jouera les cartes qu’il a en main.

 

  • La Dr. Dania Koleilat Khatib est spécialiste des relations américano-arabes, en particulier sur les groupes de pression. Elle est cofondatrice du Research Center for Cooperation and Peace Building (RCCP), une ONG libanaise axée sur la diplomation parallèle (Track II). 

 

Clause de non-responsabilité: Les opinions exprimées dans cette rubrique par leurs auteurs sont personnelles, et ne reflètent pas nécessairement le point de vue d’Arab News.

 

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com