La Turquie va à l’encontre de l’orthodoxie économique

Un poissonnier décortique des crevettes en attendant les clients, dans un marché à Istanbul, en Turquie, le lundi 3 janvier 2022. (AP)
Un poissonnier décortique des crevettes en attendant les clients, dans un marché à Istanbul, en Turquie, le lundi 3 janvier 2022. (AP)
Short Url
Publié le Mercredi 05 janvier 2022

La Turquie va à l’encontre de l’orthodoxie économique

La Turquie va à l’encontre de l’orthodoxie économique
  • Le programme, mis en place il y a deux semaines par Erdogan, s’appelle «dépôt en livres turques protégé contre les taux de change»
  • Il vise essentiellement à encourager les détenteurs de devises étrangères à les convertir en livres turques et à les conserver sur un compte en livres comme dépôt à terme

La valeur de la livre turque a atteint son niveau le plus bas au début du mois dernier. La raison principale est une théorie du président de la Turquie, Recep Tayyip Erdogan, selon laquelle «le taux d’intérêt est la cause et, l’inflation, le résultat». Il a répété à plusieurs reprises que l’intérêt est interdit en islam. «Par conséquent, dit-il, je me suis engagé à l’éliminer. C’est un ordre divin et nous n’avons pour seul choix que de nous y conformer.»

Pour mettre fin à cette tendance volatile, le président turc a mis en place un mécanisme testé il y a des décennies et qui a manifestement échoué. En 1967, la Turquie voulait attirer l’épargne déposée par les employés turcs dans les banques des pays européens où ils travaillaient, afin de satisfaire ses besoins en devises étrangères. Elle les a donc encouragés à transférer cette épargne sur des «comptes de dépôt convertibles» dans des banques turques. Cette initiative a servi de gilet de sauvetage à l’économie en difficulté du pays au début des années 1970, rapportant des devises d’une valeur de 3,5 milliards de dollars (1 dollar = 0,88 euro) de devises étrangères. Cependant, malgré ce secours provisoire, l’effet sur l’économie était destructeur.

L’ancien président de la Turquie Turgut Ozal décide de mettre fin à ce mécanisme en 1989, le critiquant sévèrement et déclarant que la Turquie pourrait économiser des milliards en devises étrangères si elle laissait flotter sa monnaie, conformément aux règles de l’économie de marché. «Avec cet argent, nous pourrions faire don d’un million de livres turques à chaque famille au sein du pays. Nous pourrions construire 9 000 écoles supplémentaires, 900 usines de taille moyenne, 500 hôpitaux et 4 000 kilomètres d’autoroutes. Nous pourrions même créer des emplois pour 100 000 travailleurs. C’était l’invention de ceux qui se croyaient intelligents.»

Le programme, mis en place il y a deux semaines par Erdogan, s’appelle «dépôt en livres turques protégé contre les taux de change». Son nom diffère légèrement de l’original, sans doute pour le dissocier du mécanisme similaire utilisé il y a des décennies. Cependant, la stratégie et les effets sont presque identiques. Fondamentalement, il vise à encourager les détenteurs de devises étrangères à les convertir en livres turques et à les conserver sur un compte en livres comme dépôt à terme.

Le gouvernement d’Erdogan reproduit exactement le même mécanisme d’il y a quelques décennies, et dont le pilier est de compenser la perte de valeur de la livre en raison des subventions du Trésor.

En s’attardant sur le mécanisme, on remarque plusieurs divergences.

«Le nouveau mécanisme mis en place par le président Erdogan subventionne essentiellement les titulaires de comptes relativement riches avec l’argent des contribuables les plus pauvres.» Yasar Yakis

Premièrement, le taux d’intérêt officiel, tel que reconnu par la Banque centrale, est toujours de 14%. Le taux d’intérêt appliqué par les banques publiques est de 20%, alors que celui des banques privées varie entre 25 et 30%. Cela indique qu’il y a un très grand décalage au sein du système.

Deuxièmement, si une personne place son argent sur un compte à terme et doit accéder aux fonds plus tôt pour une raison quelconque, elle ne recevra aucune indemnisation pour compenser la perte de valeur de la livre turque. Cette personne perdra donc de l’argent à cause de cette transaction.

Troisièmement, de nombreuses personnes ne pourront pas ouvrir un compte à terme parce qu’elles ne disposent pas de revenu stable. Cela signifie que la dépréciation de leur pouvoir d’achat ne sera pas non plus compensée.

Quatrièmement, de nombreuses personnes proches du gouvernement avaient manifestement des informations privilégiées sur le nouveau mécanisme. Elles ont vendu leur devise étrangère dans la soirée du 20 décembre, lorsque le dollar américain valait 18,40 livres turques, et l’ont rachetée lorsque la valeur de la livre a augmenté de plus de 50% du jour au lendemain. Les partis de l’opposition ont demandé une liste des personnes impliquées dans l’opération cette nuit-là, mais le gouvernement a préféré garder le silence.

Cinquièmement, comme la plupart du temps les titulaires de comptes augmenteront leur richesse à un niveau proportionnel à la perte de valeur de la livre, la valeur réelle de leurs actifs restera la même en termes de devises étrangères. Cependant, le gouvernement devra financer l’augmentation fictive en augmentant le volume de billets créés. Par conséquent, le pouvoir d’achat de la livre sera réduit. En d’autres termes, ce mécanisme subventionne essentiellement les titulaires de comptes relativement riches avec l’argent des contribuables les plus pauvres.

La Turquie doit apprendre que les mesures visant à maintenir des taux d’intérêt artificiellement bas n’ont qu’un effet limité. Le vrai problème est la bonne gestion de l’économie dans un environnement concurrentiel et transparent, dans lequel prévalent la primauté du droit et une justice indépendante. Cela attirera automatiquement les investissements. Nul besoin de réinventer la roue.

 

Yasar Yakis est un ancien ministre des Affaires étrangères de Turquie et membre fondateur du parti AKP au pouvoir.

Twitter: @yakis_yasar

 

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.

 

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com