La politique israélienne «de double usage» attise la haine dans la bande de Gaza

Une famille palestinienne déplacée durant les frappes aériennes et les tirs d’artillerie israéliens, au nord de Gaza, le 14 mai 2021 (Reuters)
Une famille palestinienne déplacée durant les frappes aériennes et les tirs d’artillerie israéliens, au nord de Gaza, le 14 mai 2021 (Reuters)
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Publié le Dimanche 06 mars 2022

La politique israélienne «de double usage» attise la haine dans la bande de Gaza

 La politique israélienne «de double usage» attise la haine dans la bande de Gaza
  • Au lendemain des batailles dont le Hamas est l'un des principaux responsables, l'intérêt pour Gaza et sa population s’évapore de l’esprit et de la conscience du monde
  • Il faut autoriser l'activité économique, y compris la libre circulation des biens et des personnes à l'intérieur et à l'extérieur de Gaza, sans pour autant compromettre la sécurité de quiconque

Au lendemain des batailles dont le Hamas est l'un des principaux responsables, l'intérêt pour Gaza et sa population s’évapore de l’esprit et de la conscience du monde

Il faut autoriser l'activité économique, y compris la libre circulation des biens et des personnes à l'intérieur et à l'extérieur de Gaza, sans pour autant compromettre la sécurité de quiconque

 

D’ordinaire, l’attention internationale portée à la détresse des habitants de Gaza ne devient significative que lorsqu'une guerre éclate entre le Hamas, qui contrôle la bande, et Israël. Faute de quoi, la communauté internationale manifeste très peu d’intérêt à Gaza malgré la crise humanitaire déchirante qui y sévit. En effet, en temps de guerre, comme nous avons pu le constater pas plus tard qu'en mai dernier, la souffrance de la population de Gaza est à son comble. Elle est alors confrontée à l'assaut de l'un des régimes militaires les plus puissants de la région. Des dizaines de civils – qui ne sont pas exclusivement des militants du Hamas et du Djihad islamique – sont tués et blessés; les infrastructures déjà en ruine sont détruites.

Cependant, au lendemain de ces batailles dont le Hamas est l'un des principaux responsables, l'intérêt pour Gaza et sa population s’évapore de l’esprit et de la conscience du monde, laissant cette petite bande de terre panser les plaies de la guerre, du siège strict et permanent imposé par Israël et de l'échec du gouvernement répressif du Hamas.

Depuis que le Hamas a remporté les élections de janvier 2006 – plus particulièrement depuis sa mainmise totale sur la bande de Gaza, au mois de juin de l'année suivante –, la population de cette minuscule enclave coincée entre Israël, l'Égypte et la Méditerranée, a immensément souffert des politiques punitives d’Israël. Il est presque impossible de faire la distinction entre les mesures israéliennes qui répondent à des préoccupations sécuritaires légitimes et celles qui relèvent de sa politique durable, impitoyable, qui vise à punir les deux millions d'habitants de Gaza, dont la plupart sont des réfugiés, pour avoir voté pour le Hamas en premier lieu et pour ne pas l'avoir destitué dans les années qui ont suivi.

En définitive, toute solution à la situation extrêmement critique de Gaza devrait être politique et s’inscrire dans le cadre des efforts plus larges qui ont pour but d’apporter une solution juste et pacifique au conflit israélo-palestinien. En attendant, il est essentiel de permettre à Gaza de se développer économiquement, même si les personnes qui la gouvernent ne sont pas au goût d'Israël. Cela signifie qu'il faut autoriser l'activité économique, y compris la libre circulation des biens et des personnes à l'intérieur et à l'extérieur de Gaza, sans pour autant compromettre la sécurité de quiconque.

L’une des politiques les plus controversées parmi celles qui entravent les activités commerciales et les affaires se trouve être la série de restrictions imposées par Israël sur une longue liste de biens qu'il définit comme ayant un «double usage». En d'autres termes, il s'agit de produits qui sont, en principe, conçus pour un usage civil, mais qui peuvent également être utilisés à des fins militaires. Un nouveau rapport de l'organisation israélienne de défense des droits de l'homme Gisha, intitulé «Lignes rouges, listes grises», apporte une analyse approfondie de l’incidence paralysante de la décision d’Israël d’interdire l’entrée à Gaza des biens à double usage. Le rapport estime à juste titre que ces restrictions «ont freiné la construction et la reconstruction, ainsi que le développement économique, en violation des droits fondamentaux des habitants de Gaza».

Certes, une grande partie de ce qui figure sur la liste pourrait très bien servir à fabriquer des armes et des munitions, voire à construire des tunnels et des bunkers. Toutefois, l'inclusion de nombreux autres articles apparaît totalement arbitraire et illogique. Les tuyaux, le gravier, le ciment et l'acier sont essentiels à l'industrie du bâtiment, mais ils pourraient également être utilisés par les militants à d’autres fins. Il en va de même pour les engrais. Pourtant, cela ne saurait servir de prétexte pour aliéner une économie qui fait vivre des millions de personnes et les condamner indéfiniment à l'extrême pauvreté.

Selon le rapport de Gisha, les mécanismes mis en place pour permettre aux biens, y compris les articles à double usage, d'entrer à Gaza se sont assouplis depuis mai 2021, et les matériaux de construction de base sont autorisés depuis. Il n’en demeure pas moins vrai que «le processus décisionnel incohérent et opaque d'Israël ajoute à la confusion qui entoure la construction et la reconstruction à Gaza», perpétuant ainsi un problème de taille.

La confusion est d'autant plus grande que, dans de nombreux cas, la longue liste des biens à double usage englobe des catégories assez vastes et pas seulement des articles ponctuels. Cela entraîne une prise de décision arbitraire, localisée et souvent incohérente. Il n'est pas toujours facile de savoir si ce flou est une tentative délibérée de dégrader autant que possible la vie des habitants de Gaza et de les forcer à céder à tous les caprices d'Israël ou s’il découle simplement d'une mentalité bureaucratique qui compliquerait inutilement la situation – une mentalité dépourvue d’états d’âme et totalement indifférente à la souffrance qu'elle cause à des personnes innocentes.

Longtemps, certains des articles qui figuraient sur la liste étaient complètement ridicules. Il fut même un temps où le papier, certains jouets, le chocolat et la coriandre étaient interdits. Partant de ce principe, presque tous les ménages du monde pourraient être soupçonnés d'abriter des ateliers d'armement de fortune. Peut-on imaginer une seule cuisine au Moyen-Orient qui ne possède pas de coriandre? Ces produits ont finalement été retirés de la liste, mais la logique des restrictions demeure inchangée. En effet, au nom de la sécurité israélienne, presque toutes les interdictions sont permises, y compris celles qui violent les droits fondamentaux de millions de personnes qui ne posent aucun risque pour la sécurité.

 

En vertu du droit international, une puissance occupante doit assurer le bien-être des habitants de la zone occupée, et notamment leur accès à la nourriture, à l'eau potable, à de bonnes conditions d'hygiène et aux soins médicaux, entre autres obligations. Israël affirme qu'il n'est pas une force d'occupation, puisqu’il s'est retiré de la bande de Gaza en 2005. Reste que le siège terrestre, maritime et aérien qu'il impose depuis quinze ans en fait une force d'occupation à part entière dans la mesure où il contrôle une grande partie de la localité, à l'exception du passage vers l'Égypte. Le droit international interdit également les punitions collectives et une grande partie de ce qu'Israël inflige à Gaza ne saurait être décrite autrement.

Il est essentiel de permettre à Gaza de se développer économiquement, même si les personnes qui la gouvernent ne sont pas au goût d'Israël.

Yossi Mekelberg

Il est évident qu'Israël a le droit de se défendre et que le Hamas est apparu comme un ennemi majeur dont les moyens militaires considérables se sont révélés capables de lui nuire. Cependant, le Hamas ne représente pas une menace existentielle. Par conséquent, condamner à l'extrême pauvreté des millions de Palestiniens qui n'ont rien à voir avec son militantisme et ne le soutiennent ni de manière active ni de manière passive est non seulement inhumain, mais également dépourvu de bon sens. Cette démarche court-termiste n’aboutit qu’à davantage de haine et de radicalisation.

Finalement, aussi important que puisse être le fait d'autoriser l'entrée de produits à double usage dans la bande de Gaza, cette politique restrictive reflète avant tout le manque de vision des autorités civiles et sécuritaires israéliennes dans leurs relations avec les Palestiniens, en particulier avec la bande de Gaza. Il est sans doute temps de repenser ces politiques et d'aspirer à ce que Gaza devienne un lieu prospère, non seulement parce que cela est juste et équitable, mais également parce que cela servirait bien mieux la sécurité d’Israël sur le long terme.

Yossi Mekelberg est professeur de relations internationales à la Regent's University à Londres, où il dirige le Programme des relations internationales et des sciences sociales. Il est également chercheur associé au Programme Moyen-Orient et Afrique du Nord de Chatham House. Il contribue régulièrement aux médias internationaux et régionaux. Twitter: @YMekelberg

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.