L’islam/islamisation, dans le carburateur de la campagne

Des fidèles prient à la mosquée "Al Madina al Mounawara" à Cannes, dans le sud de la France, le 12 janvier 2022 après l'annonce par le ministre français de l'Intérieur Gérald Darmanin de fermer la mosquée. VALERY HACHE / AFP
Des fidèles prient à la mosquée "Al Madina al Mounawara" à Cannes, dans le sud de la France, le 12 janvier 2022 après l'annonce par le ministre français de l'Intérieur Gérald Darmanin de fermer la mosquée. VALERY HACHE / AFP
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Publié le Lundi 07 février 2022

L’islam/islamisation, dans le carburateur de la campagne

L’islam/islamisation, dans le carburateur de la campagne
  • Une fois encore, les millions de «musulmans lambda de France», pratiquants ou non, sont transformés en combustible électoral
  • Au fil des ans, les mots-hameçons, «communautarisme», «territoires perdus de la république», «séparatisme», «islamo-gauchisme», «grand remplacement», «déni», «laxisme»… ont forgé un objet de peur à la rentabilité électorale assurée

Au début de février, 1 400 scientifiques dénonçaient sur le site Franceinfo «l’absence de débat démocratique» sur le climat et la biodiversité, et pressaient les candidats et les médias de s’emparer de ces sujets essentiels. Ils auront du mal. Le sujet «essentiel» est déjà sur les rails: «l’islamisation», l’immigration et l’insécurité, désormais indissociés dans les programmes.
C’était prévisible, la formule a fait ses preuves depuis des décennies. Une fois encore, les millions de «musulmans lambda de France», pratiquants ou non, sont transformés en combustible électoral. Au fil des ans, les mots-hameçons, «communautarisme», «territoires perdus de la république», «séparatisme», «islamo-gauchisme», «grand remplacement», «déni», «laxisme»… ont forgé un objet de peur à la rentabilité électorale assurée. Avec l’arrivée d’Éric Zemmour qui amalgame islam et islamisme, les charges pèsent davantage sur les musulmans durant cette campagne où chaque jour apporte son lot de controverses toxiques.

Avec l’arrivée d’Éric Zemmour qui amalgame islam et islamisme, les charges pèsent davantage sur les musulmans durant cette campagne où chaque jour apporte son lot de controverses toxiques.

Azouz Begag

Le mois de janvier par exemple démarrait en fanfare avec une sortie de Gims, célèbre rappeur congolais, musulman qui, à la Saint Sylvestre, las de recevoir des vœux, demandait sur les réseaux sociaux: «S’il vous plaît, laissez-moi avec les “bonne année, nouvel an”… Vous savez bien que je n’ai jamais répondu à ça et vous continuez à m’envoyer des “bonne année”. En plus, les muslims, arrêtez ça, on a les mêmes convictions!... Les frères, on ne fête pas ça […], ça ne fait pas partie de nos convictions.»
Les réactions ne tardèrent pas. Quelques jours plus tard, il s’excusait platement. Il était en demande de naturalisation, qui, d’après les rumeurs, lui aurait été refusée à cause de sa «polygamie». Le ministre Darmanin avait laissé penser qu’il n’obtiendrait pas la nationalité française parce que «… les tenants de l’islam rigoriste ne sont pas une bonne preuve de l’assimilation à la communauté française». Dans la tourmente, le rappeur partait rejoindre le Congo de son enfance, où il recevait un passeport diplomatique... Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il n’a pas aidé à clarifier la grande confusion qui règne autour de l’islam en ces temps crispés.
Dans quel monde virtuel vivait-il pour ne pas anticiper l’écho de sa vision de l’islam dans une France déboussolée? Il est vrai qu’il n’a pas le droit de vote et n’était pas là quand les sénateurs votaient, le 18 janvier, un amendement (LR) interdisant «le port de signes religieux ostensibles» lors d’événements sportifs organisés par les fédérations et les associations affiliées. Des décisions qui, bien sûr, concernaient les filles musulmanes. Gims n’était pas là non plus quand le candidat Éric Zemmour fustigeait l’immigration, responsable selon lui de la délinquance, le 26 janvier, sur Public Sénat: «… C’est la mère de toutes les batailles. C’est pour ça que nous avons une délinquance aussi explosive. Avec l’immigration zéro, il n’y aura quasiment plus de délinquance, j’en suis sûr».

On n’en croyait pas ses oreilles. Le candidat d’extrême-droite entendait supprimer le regroupement familial, l’aide médicale d’État, le droit du sol, etc., pour «tarir toutes les sources d’immigration», dans son langage décomplexé.

Azouz Begag

À la question de savoir si tous les délinquants étaient immigrés, il répondait sans ciller: «Oui. Des immigrés ou des enfants d’immigrés.» Et ajoutait: «Allez voir dans les prisons françaises et vous verrez. Au Japon, il n’y a quasiment pas d’immigration, les prisons sont vides». On n’en croyait pas ses oreilles. Le candidat d’extrême-droite entendait supprimer le regroupement familial, l’aide médicale d’État, le droit du sol, etc., pour «tarir toutes les sources d’immigration», dans son langage décomplexé. Au début de janvier, il aussi était condamné à 10 000 euros d’amende pour provocation à la haine raciale et injure raciste après avoir qualifié les mineurs isolés en 2020 de «voleurs, assassins et violeurs».
Peu importe. Il signait, persistait… et payait les amendes infligées, tout en se plaignant d’une «justice politique» dont il serait la victime. Qui l’eût cru? En tout cas, l’islam/islamisation était bel et bien injecté dans le carburateur de la campagne présidentielle à en juger par la nouvelle polémique qui éclatait le 23 janvier. Cette fois, avec la diffusion sur M6, dans «Zone interdite» d’un reportage «Face au danger de l’islam radical, les réponses de l’État», consacré au fondamentalisme à Roubaix, Marseille et Bobigny.
Sujet inflammable. Les réactions fusèrent, immédiates et virulentes. La présentatrice Ophélie Meunier, menacée de mort, était placée sous protection policière, ainsi qu’un protagoniste du film, Roubaisien, Amine Elbahi, dont la sœur était partie faire le djihad en Syrie. Trois jours plus tard, un restaurant, Le Familial, qui apparaissait dans le film avec des box aménagés pour les femmes, voilées ou non, était fermé ; un site Internet, la Voie Droite, était sur la sellette, accusé de diffuser des «contenus salafistes appelant «à la haine et au djihad», selon le ministre clôturant le reportage. Sur le fond, le film, en partie réalisé en caméra cachée, visages floutés, et voix off, montrait un commerce qui vendait des poupées sans aucun trait de visage «parce que le visage, c’est Allah qui le crée», expliquait la vendeuse. Il désignait aussi une association d’aide aux devoirs scolaires, subventionnée par la mairie, qui abriterait en fait des enseignements coraniques…
Dès le lendemain, Éric Zemmour y voyait «les us et coutumes de l’Afghanistan totalitaire», des débats s’enflammaient sur la liberté d’expression versus l’islamophobie, des Français musulmans de tous milieux dénonçaient dans Le Monde «l’islamisme radical, le salafisme» et leurs corollaires, le fondamentalisme, l’obscurantisme, l’intolérance, l’enfermement idéologique.» Chacun y allait de sa plume. Cependant, les critiques contre le reportage tournaient surtout autour des pratiques «malhonnêtes» de sa réalisation.

 

Les habitants de Roubaix, en colère, réagissaient dans les médias locaux et nationaux, regrettant l'image dégradée faite à leur ville, soucieux de montrer qu’elle méritait mieux que ces clichés, que l’islam radical n’était pas leur priorité, contrairement aux problèmes de stationnement, de propreté, de pauvreté, de trafics de drogues, d’emploi, de formation...

Azouz Begag

En effet, non seulement le thème du reportage avait été dissimulé aux participants: de «la laïcité», il avait viré à «l’islam radical», mais parmi les témoignages, celui de Lilia Bouziane, étudiante musulmane de Lyon, était révélateur d’un climat malsain. Elle y révélait que des 48 heures de tournage avec l’équipe, seules 7 minutes avaient été conservées, notamment celles où elle était avec deux amies, interrogées sur leurs choix entre leur religion et leur carrière professionnelle. La production avait coupé au montage les paroles de Lilia qui ne servaient pas le thème de l’islam radical. L’étudiante s’était même vu attribuer une phrase en off: «elle aimerait que les étudiants puissent prier à l’université», qu’elle n’avait jamais prononcée.
Une semaine plus tard, les habitants de Roubaix, les vraies gens, en colère, réagissaient dans les médias locaux et nationaux, regrettant l'image dégradée faite à leur ville, soucieux de montrer qu’elle mérite mieux que ces clichés, que l’islam radical n’est pas leur priorité, contrairement aux problèmes de stationnement, de propreté, de pauvreté, de trafics de drogues, d’emploi, de formation... Quant aux boucheries halal, hammams et autres boutiques de hijab, ils répondent à une demande des musulmans roubaisiens. Un habitant regrettait que dans le reportage «On ne voit pas les moments passés tous ensemble», d’autres que «Des profils comme le mien, qui font de longues études, on n’en parle pas… On a parlé de djihadistes, d’extrémistes, alors qu’à Roubaix, c’est vraiment une infime minorité. Cela fait beaucoup d’amalgames. Mais on sait tous qu’il y a la présidentielle bientôt. Là, beaucoup vont se frotter les mains.» Tout était dit.

La France réelle, digne, courageuse et fraternelle, ce sont ces habitants qui vivent au quotidien, difficilement, et qui s’estiment accablés par ces reportages caricaturaux.

Azouz Begag

Un médecin qui soigne de nombreux patients musulmans rapportait que «L’énorme majorité des musulmans rêvent d’avoir une vie de Français moyen, ils ne veulent pas d’une France musulmane avec la charia… (…) l’islam rigoriste, c’est quelque chose qui est proposé aux gens qui sont dans la misère.» À Roubaix, le taux de pauvreté dépasse les 40%. La France réelle, digne, courageuse et fraternelle, ce sont ces habitants qui vivent au quotidien, difficilement, et qui s’estiment accablés par ces reportages caricaturaux. Il faut dire que Roubaix détient le taux d’abstention record de la région: 84% aux élections régionales. Troisième ville la plus peuplée du département, elle est en tête de celles qui votent le moins. (77% aux municipales de 2020). C’est une sérieuse défaillance: quand les habitants d’une zone défavorisée sont abstentionnistes, l’extrême-droite ethnicise aussitôt leurs problèmes sociaux.

En politique, les absents ont toujours tort. Zemmour et sa rivale Le Pen le savent

Azouz Begag

En politique, les absents ont toujours tort. Zemmour et sa rivale Le Pen le savent. À Brest, le 1er février, la présidente du RN exposait ses propositions sur l’insécurité et les violences urbaines, après des incidents survenus dans la ville où un tramway avait reçu des tirs de mortiers et les transports suspendus plusieurs jours. Elle promettait de mettre «un terme au désordre de la loi du plus fort, au harcèlement quotidien des honnêtes gens et au règne de la terreur des mafias de la drogue, dont les crimes n’ont d’égal que l’idéologie «islamisante» à laquelle ils sont si souvent associés». Un raccourci nauséabond. Elle assurait: «Dans deux mois, les voyous auront un gouvernement pour les combattre». En février, le RN et Zemmour approchaient 30% d’intentions de vote, d’après les récents sondages livrés juste au moment… où le Conseil français du Culte musulman annonçait sa dissolution pour cause de rivalités internes rédhibitoires.


Azouz Begag est écrivain et ancien ministre (2005-2007), chercheur en économie et sociologie. Il est chargé de recherche du CNRS.
Twitter: @AzouzBegag
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est celle de l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.