Le 26 décembre, les versions anglaise et française d’Arab News publiaient un article de la chercheuse américaine Dalia al-Aqidi qui dénonçait la possible création d’un envoyé spécial américain pour lutter contre l’islamophobie dans le monde. Venant d’une musulmane, cela peut apparaître très surprenant, d’autant plus que l’islam fait l’objet, en Occident, de critiques qui constituent souvent une forme de racisme déguisée.
Lors des entretiens que j’ai menés avec plus d’une cinquantaine de femmes et d’hommes français de confession musulmane diplômés de l’enseignement, il a été relevé que, d’après eux, les propos violemment antimusulmans se multipliaient dans les médias et sur les réseaux sociaux ces dernières années et que cela rendait bien entendu leur situation de musulmans parfaitement intégrés de moins en moins confortable.
Toutefois, les personnes interrogées ne sont pas dupes: ces propos contre l’islam visent bien davantage les individus que la religion en général et ils sont clairement un dérivé de propos racistes qui tomberaient sous le coup de la loi s’ils étaient exprimés clairement: «Mon père était rejeté parce qu’il était Arabe, ses petits-enfants le sont parce qu’ils sont supposés musulmans», résume Samira, qui se doute bien que ceux qui insultent «les musulmans» ne sont pas de grands théologiens mais plus simplement des racistes.
Le journaliste Charb, assassiné lors des attentats de Charlie Hebdo, ne disait pas autre chose dans sa «lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes»: les discriminations se font en fonction du nom, de la couleur de peau et de l’origine beaucoup plus qu’au nom de la religion. Un homme blanc portant un nom européen aura statistiquement davantage de chance d’être recruté en France, sans qu’on lui demande sa religion tandis qu’un Maghrébin portant un patronyme nord-africain pourra faire l’objet d’un rejet sans même qu’on lui demande s’il est musulman ou non.
De même, Éric Zemmour a été condamné en 2018 pour «provocation à la haine» après avoir tenu les propos suivants: «Tous les musulmans, qu'ils le disent ou qu'ils ne le disent pas, considèrent les djihadistes comme de “bons musulmans”.» Cette phrase est bien davantage qu’une critique de l’islam en tant que religion mais essentialise les individus adeptes de cette religion et se révèle, en définitive, une forme de racisme que le juge a bien évidemment condamné.
Il y a donc une différence, peu évidente mais bien réelle, entre la critique de la religion musulmane et la haine des musulmans en tant qu’individus. En effet, si, comme le souhaitent les islamistes que dénonce Dalia al-Aqidi, critiquer, voire moquer, certains aspects, dérives ou excès d’une religion était pénalement répréhensible, la majorité des musulmans faisant preuve de recul et d’esprit critique comme elle tomberaient sous le coup de la loi.
Le concept d’islamophobie est donc clairement à manier avec précaution car il est en effet souvent une arme brandie contre quiconque lance un débat sur la critique des excès d’une religion. Et cette arme, habilement menée par les islamistes partout dans le monde occidental, peut se révéler mortelle: c’est parce qu’il avait été affiché comme «islamophobe» que Samuel Paty a été assassiné, c’est aussi parce qu’ils ont été considérés comme «islamophobes» que Klaus Kinzler et un de ses collègues ont vu leurs noms placardés sur les murs de Sciences Po Grenoble. Pour être plus précis, ce professeur d’allemand avait, au cours d’un débat, refusé que le terme «islamophobie» figure sur le même plan que celui de racisme, arguant que ce terme était précisément une arme aux mains des islamistes. Depuis, il est menacé de mort et il n’a pas pu reprendre le travail. Pire, pour avoir dénoncé cette situation dans les médias, il vient d’être suspendu quatre mois de ses fonctions.
Être musulman en Occident n’est parfois pas simple car on se retrouve rapidement pris en étau entre d’une part, une expression raciste qui attaque non pas une croyance mais surtout les individus qui croient et, d’autre part, des islamistes qui condamnent toute critique de l’islam au nom de l’islamophobie et parviennent à agréger autour d’eux des hommes et des femmes politiques pensant souvent bien faire et agir au nom de la morale.
Or, le monde musulman traverse en ce moment, sous la houlette de certains pays du Golfe comme l’Arabie saoudite ou les Émirats arabes unis, un courant puissant poussant à la modération et à la tolérance et rejetant justement les excès, le radicalisme et la politisation de l’islam. Si la notion d’islamophobie telle que définie par les islamistes militants est adoptée, il pourrait même devenir compliqué de critiquer quelque dérive que ce soit et d’aller dans le sens de ce que certains appellent «l’islam des lumières».
Le combat de Dalia al-Aqidi et des musulmans occidentaux est donc complexe mais il doit impérativement être soutenu. Ils savent mieux que quiconque à quel point ce phénomène de victimisation est nuisible et empêche tout débat public et, en définitive, bloque tout chemin vers la modération et la tempérance.
Arnaud Lacheret est docteur en science politique, Associate Professor à l’université du golfe Arabique de Bahreïn, où il dirige la French Arabian Business School, partenaire de l’Essec dans le Golfe.
Ses derniers livres, Femmes, musulmanes, cadres – Une intégration à la française et La Femme est l’avenir du Golfe, sont parus aux éditions Le Bord de l’Eau.
TWITTER: @LacheretArnaud
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.