Pierre, Samir, Ali et vidéos

Des graffitis injurieux sur une affiche de campagne du candidat à la présidentielle Nicolas Sarkozy, après sa déclaration sur son envie de "nettoyer les cités au karcher", en 2007 (Photo, AFP).
Des graffitis injurieux sur une affiche de campagne du candidat à la présidentielle Nicolas Sarkozy, après sa déclaration sur son envie de "nettoyer les cités au karcher", en 2007 (Photo, AFP).
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Publié le Mardi 18 janvier 2022

Pierre, Samir, Ali et vidéos

Pierre, Samir, Ali et vidéos
  • L’insécurité s’est installée au cœur des débats et des programmes des candidats. Enjeu majeur de la campagne, elle fait déjà l’objet de médiocres surenchères
  • Oui, la violence est protéiforme, il y a les policiers racistes, les fous, les djihadistes, les dealers, les ripoux, les violeurs… Du pain sur la planche pour ceux qui sont en charge de la sécurité dans leur programme politique présidentiel dans les trois

Pour sûr, l’année 2022 ne sera pas calme en France. En ce mois de janvier, les températures sont froides, mais celle du bouillon politique s’affole à l’approche de la présidentielle. L’insécurité s’est installée au cœur des débats et des programmes des candidats. Enjeu majeur de la campagne, elle fait déjà l’objet de médiocres surenchères.
Récemment, la candidate de LR, Valérie Pécresse, proposait dans le Vaucluse, terre fertile du RN, de recycler le «karcher» que Sarkozy proposait d’utiliser en 2005 contre les «racailles». «Aujourd’hui il est temps de nettoyer les quartiers, il faut traquer les caïds, les voyous, les criminels, les dealers, c'est eux qu'il faut harceler et punir, qu’il faut priver de leur citoyenneté», martelait-elle. Il faut dire qu’un récent sondage lui donnait 16%, comme à Marine Le Pen et Éric Zemmour, contre 24% à Macron.
À l’évidence, la candidate de la droite n’a tiré aucune leçon du temps où le RPR/UMP tentait de siphonner les voix du FN sur le thème de la sécurité, de l’immigration et de l’identité nationale. Obnubilée par l’idée de séduire les électeurs indécis qui pourraient choisir l’extrême-droite, elle feint d’ignorer qu’aux éléments de langage policés et républicains de la droite, ces électeurs préféreront ceux débridés, offensants, tonitruants, délictueux, populistes, racistes d’un Éric Zemmour transgressif, le fameux candidat «qui ose».
Quand ce dernier conseille aux Français musulmans de changer de prénom, de ne pas pratiquer leur foi et de rester discrets dans l’espace public, quand il amalgame islam et islamisme, stigmatise les «Noirs» et les «Arabes», Mme Pécresse propose classiquement 20 000 places de prison supplémentaires, plus de centres de détention, l'armée dans les quartiers contre les caïds, etc.
Rien de nouveau, en somme, dans le champ de l’insécurité, sinon cette maigre référence populiste au karcher, à propos duquel la société Kärcher, du reste, a rappelé qu’elle ne veut être l’étendard d’aucun parti politique. Si le retour espéré de la sécurité, de l’autorité, de la tranquillité urbaine passait par des places de prisons et des militaires dans les cités…, la question serait réglée depuis longtemps, chez nous, comme ailleurs, aux États-Unis ou au Brésil en particulier, en proie à des violences chroniques depuis des décennies, auxquelles le président d’extrême-droite, Jair Bolsonaro, ancien militaire, n’a apporté aucune réponse.
D’autre part, s’il suffisait d’interdire l’immigration pour freiner les incivilités et l’insécurité en France, on le saurait. En réalité, les violences sont multiformes, complexes à anticiper et à combattre, elles viennent de partout et nous affectent tous. On a connu celles des «Gilets jaunes» à partir de 2018, mais des exemples frappants l’ont encore montré récemment, comme les insultes, menaces et agressions qui ont touché presque tous les députés de la majorité LRM depuis de début de la crise sanitaire (Le Monde du 12 janvier 2022).

En réalité, les violences sont multiformes, complexes à anticiper et à combattre, elles viennent de partout et nous affectent tous

Des chiffres du ministère de l’Intérieur indiquent que près de 1 200 élus ont été pris pour cible en 2021, tous contextes confondus, soit plus 47% par rapport à 2020. Il s’agit de nouvelles formes de violences éruptives méconnues jusque-là. Un autre type a encore fait l’actualité de ces derniers jours. C’est le racisme dans la police nationale, jugé au tribunal au début de janvier.

Les faits avaient défrayé la chronique en 2020. Le 26 avril, à Villeneuve-la-Garenne, des policiers avaient poursuivi le suspect d’un vol sur un chantier, Samir, un sans-papiers égyptien, 29 ans, qui, paniqué, s’était jeté dans la Seine pour leur échapper. Sur l’autre rive, les policiers l’avaient cueilli, alors qu’une vidéo amateur de riverains enregistrait la scène. Un des policiers, Pierre, 26 ans, tenant Samir, criait à la cantonade : «Il sait pas nager, un bicot comme ça, ça nage pas !»
La vidéo amateur avait été diffusée sur les réseaux. «C’était une blague de mauvais goût» répondait Pierre au tribunal de Bobigny où il était jugé avec ses collègues pour «injure raciale ». Ce qu’il a tenté d’expliquer à la barre illustre la sordide banalisation du racisme, qui est une source d’insécurité pour tant de citoyens. «Dans ma tête, “Bicot” n’était pas une insulte mais un mot familier, comme “rebeu”. Dans certaines campagnes, il y a des gens qui disent ça.»
Certaines campagnes? Lesquelles par exemple? On croit rêver. Et quand on lui demande s’il sait ce qui s’est passé le 17 octobre 1961 à Paris où la police de Papon a noyé des Algériens dans la Seine, il répond : «Non, ça me dit rien, parce que je suis pas originaire de Paris.» La réponse consterne. «Bicot», «rebeu», «bougnoules», «ratons», «melons »… des insultes? Ah bon? Le policier pensait que c’étaient des mots «familiers comme rebeu». Le tribunal l’a condamné à six mois de prison avec sursis, une peine qui dépasse les réquisitions du parquet.
Parmi les cinq autres policiers et une policière, quatre ont été condamnés à un an de prison, dont six mois ferme (bracelet électronique). La policière a écopé d’un an avec sursis pour ne pas avoir empêché les violences. En outre, Pierre et le collègue qui avait répondu «Ha, ha ! Ça coule ! T’aurais dû lui accrocher un boulet au pied», ont pris quinze jours d’exclusion de la police nationale, dont cinq ferme. Pas cher payé.

Un détail était frappant dans la vidéo: les rires incessants des policiers. Sardoniques. Un «besoin de décompresser» ont-ils expliqué. L’hilarité les a emportés, on ne sait pour quelle raison. Comment aurait-on pu penser qu’ils se moquaient de Samir «un individu qui a failli mourir», rassurait Pierre, l’expert des «bicots». On imagine Samir entre leurs mains, implorant sa mère, à qui un agent assène : «Laisse ta mère tranquille, cette p….» Il demande pitié dans son français balbutié: «Arrête, s’il vous plaît, arrête… Madame, il m’a tapé »… à la policière qui a prétendu à la barre qu’elle n’a rien entendu.
Il faut que cela cesse ! La décision de justice qui les a condamnés doit faire date dans la lutte contre les bavures policières. Samir, quant à lui, qui a désormais «toujours peur quand il croise des policiers dans la rue», a trouvé un travail, après quatre-vingt-dix jours passés dans un centre de rétention. Pierre a repris du service dans la police nationale. Il ne dira plus jamais «bicot», tout au moins quand il portera son uniforme. «Vu les conséquences de cette phrase, c’est un mot que j’ai banni de mon vocabulaire.» À la bonne heure ! Il a réalisé que le racisme est un délit pénal.
Bien sûr, dans ce procès, la vidéo a été capitale, et pourtant la défense n’a pas hésité à dénoncer ses auteurs et ses diffuseurs (le journaliste Taha Bouhafs) comme les vrais responsables du désordre créé par cette sale affaire. Elle avait osé demander au tribunal de les sanctionner, eux, la Stasi, plutôt que de gâcher la carrière des jeunes policiers racistes. On peine à le croire.
Merci la vidéo! Pour Ali, elle a aussi été capitale en ce début janvier hivernal. Elle a permis l’arrestation de ses agresseurs à Noisy-le-Sec où il vit depuis 1955. Ce retraité de 67 ans, connu et reconnu, a été victime d’une barbarie inouïe. Dans une vidéo diffusée sur les réseaux, on voit le chauffeur d’une voiture lui demander une cigarette à travers la vitre et, soudain, lui prendre la main et le traîner sur le flanc du véhicule sur une centaine mètres, en criant: «Ouallah tu vas courir!» D’après leur accent, ils sont d’origine maghrébine, comme le pauvre Ali, piégé, obligé de courir en demandant pitié aux barbares qui sont morts de rire. Ali s’écroule salement sur le trottoir.
Ce jour-là, un nouveau concept de jeu est inauguré, le même registre que la série Squid Games de Netflix. Les jeunes hilares réalisent leurs vidéos ultraviolentes, à visage découvert, et les diffusent, tranquillement, sans crainte d’aucune sanction. Dans leur monde virtuel, ils imaginent qu’ils vont faire rire les viewers, avoir des like, des share, devenir «influenceurs», avec leur film intitulé: «fou rire de la soirée». Mais ils ont ri jaune lorsqu’ils ont été interpellés par la police et placés en garde à vue pour «violences avec armes en réunion». Des proches ont contacté Ali sur son lit d’hôpital pour qu’il retire sa plainte contre mille euros. Il a refusé et craint désormais des représailles de ceux qu’il qualifie de «fous».
Quel autre mot pourrait-il utiliser? Oui, la violence est protéiforme, il y a les policiers racistes, les fous, les djihadistes, les dealers, les ripoux, les violeurs, Sarkozy condamné à un an de prison ferme, Claude Guéant emprisonné, etc. Du pain sur la planche pour ceux qui sont en charge de la sécurité dans leur programme politique présidentiel dans les trois mois à venir. Sans rire.

Azouz Begag est écrivain et ancien ministre (2005-2007), chercheur en économie et sociologie. Il est chargé de recherche du CNRS.
Twitter: @AzouzBegag
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est celle de l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.