Pourquoi l'Europe doit se doter d'une armée

Short Url
Publié le Mardi 28 décembre 2021

Pourquoi l'Europe doit se doter d'une armée

Pourquoi l'Europe doit se doter d'une armée
  • Une fois encore, l'Union européenne se trouve à la croisée des chemins et se voit dans l’obligation de prendre des décisions audacieuses
  • Bruxelles est incapable de développer un mécanisme de réponse autonome et reste dépendante des États-Unis

Une fois encore, l'Union européenne (UE) se trouve à la croisée des chemins et se voit dans l’obligation de prendre des décisions audacieuses. Menacée de l'intérieur par de profondes fissures et confrontée de l'extérieur à des défis persistants, cette union d'États ne pourra survivre ni conserver sa pertinence en tant que puissance du bien que si elle adopte un mode de pensée nouveau et radical.

Le projet européen s'est fixé depuis ses débuts un objectif idéaliste, au meilleur sens du terme: instaurer un climat de paix et de stabilité dans le monde. Tout au long de son existence, l'UE s’est montrée peu disposée à unifier ses politiques étrangères et a hésité encore plus à se doter d'une puissance militaire. Cette réticence découle de considérations à la fois historiques et psychologiques.

Cependant, aujourd'hui plus que jamais, le message prophétique du père fondateur de la notion européenne, Robert Schuman, se vérifie. Il avait affirmé que «la paix mondiale ne saurait être sauvegardée sans des efforts créateurs à la mesure des dangers qui la menacent».

L'une des idées qui vient souvent à l'esprit des dirigeants européens à chaque fois qu'ils sont confrontés à une nouvelle menace extérieure consiste à créer une force militaire indépendante. Les Européens sont de plus en plus conscients de cette réalité: dans les affaires internationales, ils ne peuvent plus se concentrer sur la puissance économique et le soft power et miser sur le hard power de l'Otan, car cette organisation, confrontée à une scène internationale de plus en plus polarisée et conflictuelle, ne possède pas nécessairement les réponses.

Notre monde ne cesse de traverser des crises. Bruxelles est incapable de développer un mécanisme de réponse autonome et reste dépendante des États-Unis; elle paie donc un lourd tribut en raison de cet échec ou de la passivité dont elle fait preuve face aux conflits qui éclatent au Moyen-Orient, par exemple, ou face aux agissements de la Russie, qui secouent la stabilité de la région.

De fait, le retrait chaotique des troupes occidentales d'Afghanistan, en août dernier, a envoyé un message clair aux stratèges de l'Union européenne: il convient de mener la danse lorsque les valeurs et les intérêts de l'Europe divergent de ceux de ses amis et de ses ennemis.

 

L'idée de créer une armée européenne ne date pas d'hier; elle est étroitement liée à l'évolution naturelle du projet européen, qui consiste désormais en une association politique, juridique et sociale plus étroite plutôt qu'en une simple communauté économique.

Yossi Mekelberg

 

L'une des vulnérabilités les plus flagrantes de l'Union européenne a été démasquée par le désordre délibérément provoqué par l’allié du président Poutine, Alexandre Loukachenko, le président biélorusse. Ce dernier a en effet orchestré le passage en Pologne, en Lituanie et en Lettonie de réfugiés qui avaient trouvé refuge dans son pays. Cette mesure constitue une riposte aux sanctions imposées à la Biélorussie pour sa répression brutale des militants de l'opposition qui avaient dénoncé la victoire électorale – contestable – de Loukachenko l'année dernière.

Nous avons pu constater à quel point l'UE était incapable de réagir convenablement à ce type d'acte d'agression hybride et cynique, alors même que la Russie déployait ses troupes du côté de sa frontière avec l'Ukraine de manière menaçante, ce qui illustre parfaitement les véritables intentions de Moscou.

Mais l'UE peut-elle compter sur la seule Otan pour affronter ces menaces? Il est de plus en plus probable que son salut ne se trouve pas du côté du quartier général de l'Otan à Bruxelles et qu'elle devra plutôt se doter d'une puissance européenne capable de faire face à de tels dangers. Une puissance susceptible d’épauler l'alliance sécuritaire de l'Occident, plus solidement établie.

L'idée de créer une armée européenne ne date pas d'hier; elle est étroitement liée à l'évolution naturelle du projet européen, qui consiste désormais en une association politique, juridique et sociale plus étroite plutôt qu'en une simple communauté économique. Ceux qui rêvent de concrétiser leur rêve d'une Union européenne plus unifiée et plus puissante doivent harmoniser les politiques étrangères et de sécurité: voilà les pièces qui manquent dans le puzzle.

Au début de l'année 2015, le président de la Commission européenne de l'époque, Jean-Claude Juncker, a appelé à former une armée européenne. La mission de cette nouvelle force consisterait, selon lui, à contrer la menace de la Russie et à contribuer à la défense des États membres de l'Union européenne qui ne font pas partie de l'Otan.

En 2018, la chancelière allemande d’alors, Angela Merkel, et le président français, Emmanuel Macron, ont tous deux soutenu cette initiative. Leur engagement a été motivé par la volatilité du président américain de l’époque, Donald Trump; l'engagement de ce dernier vis-à-vis de l'Otan et de la défense de l'Europe n'était pas acquis. Son successeur à la Maison Blanche, Joe Biden, a réitéré à maintes reprises son engagement envers l'Otan. Cependant, les Européens sont nombreux à mettre en doute sa promesse après son désengagement chaotique de l'Afghanistan.

Une armée européenne peut être conçue selon plusieurs modèles: une véritable armée permanente, ou une force plus modeste qui comprend plusieurs milliers de soldats prêts à se déployer rapidement, comme le suggère la nouvelle proposition de l'UE intitulée «Une boussole stratégique pour la sécurité et la défense». Peu importe la forme qu'elle prendrait; cette armée resterait inutile si elle ne se transformait pas en un outil au service de la politique étrangère et de sécurité commune de l'Union européenne – un outil qui pourrait être utilisé en période de crise, conformément à la stratégie de l’UE.

Ursula von der Leyen, actuelle présidente de la Commission européenne et ancienne ministre allemande de la Défense, compte parmi les grands défenseurs de la force militaire européenne commune. Dans le discours qu'elle a prononcé au mois de septembre sur l'état de l'UE, elle a souligné qu’il était nécessaire de réfléchir à la manière brusque avec laquelle la mission en Afghanistan avait pris fin. Elle a ainsi explicitement critiqué les États-Unis et l'Otan.

La conclusion qu’Ursula von der Leyen a retenue est la suivante: une coopération renforcée est certes nécessaire, mais elle reste insuffisante. Il incombe à l’UE de déployer davantage d'efforts pour assurer elle-même la sécurité et la stabilité de «notre voisinage [et celui] d'autres régions».

À ses yeux, il appartient à l’Europe de reconnaître que ses vulnérabilités géopolitiques la contraignent à se tenir prête à intervenir face aux crises qui surviennent au-delà de ses frontières. Dans le cas contraire, elle devra affronter de telles crises sur son propre territoire. En outre, les menaces qui pèsent aujourd'hui sur l'Europe évoluent à un rythme effréné et exigent plus d'agilité que jamais pour faire face aux différentes agressions: les menaces cybernétiques ou hybrides, les dangers que posent des militants et des acteurs non étatiques ou encore la course aux armements qui se poursuit. Tous ces facteurs nécessitent une stratégie sécuritaire avant-gardiste. En outre, si l'Europe souhaite conserver ses valeurs en matière d'aide humanitaire et de maintien de la paix, elle aura besoin de déployer ses forces sur le terrain pour concrétiser ces idéaux et ces ambitions.

La période actuelle de l'histoire de l'Europe n'est pas forcément la plus propice à la formation d'une force militaire européenne. En effet, le populisme a gagné certaines régions du continent, le Royaume-Uni s'est retiré de l’UE et le monde est en proie à une pandémie qui sape l'énergie et les ressources des décideurs et de la population dans son ensemble.

Toutefois, les défis sécuritaires qui surgissent chaque jour ou presque, conjugués à l'incapacité dont fait preuve la communauté internationale pour les relever, montrent que l'UE doit surmonter ses dissensions internes et son hésitation intrinsèque à l'égard de ce type d'initiative afin de se doter d'une puissance militaire qui lui permette de se défendre et de faire valoir ses principes, en parfaite synergie avec d'autres pays et des organisations internationales qui partagent ses convictions.

 

Yossi Mekelberg est professeur de relations internationales et membre associé dans le Programme de la région du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord (Mena) à Chatham House. Il collabore régulièrement avec les médias internationaux écrits et en ligne.

Twitter : @Ymekelberg

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.

 

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com