Les démocraties, contrairement aux dictatures, ne s'effondrent généralement pas avec un big bang; elles ont plutôt tendance à se désintégrer lentement de manière endémique et à disparaître, surtout lorsqu'elles ne restent pas fidèles à leurs valeurs. C'est un processus graduel et atroce à l’issue duquel l'État et la société sont irréversiblement modifiés.
Ces changements évolutifs ne sont pas toujours détectables en temps réel, car le système démocratique et l'état d'esprit sont érodés de la même manière, lente et régulière, que les vagues érodent un littoral rocheux jusqu'à ce qu'il disparaisse et se transforme en sable.
Israël n'a jamais été une démocratie parfaite, mais qu'est-ce que la démocratie? En se déclarant juif dès le départ, Israël a créé une contradiction intrinsèque entre sa judéité et son adhésion aux valeurs démocratiques qui s'appliquent également à tous les citoyens, y compris ceux qui ne sont pas juifs, sans exception.
Au sein de ce système démocratique imparfait et paradoxal à la base, Israël a soutenu à ses débuts des valeurs telles que la liberté d'expression et d'association ainsi que l'indépendance du système judiciaire, qui n’ont jamais été totalement appliquées à la communauté arabo-palestinienne sur la Ligne verte, malgré une amélioration constante, mais lente.
La guerre des Six Jours de 1967 s'est révélée un tournant à partir duquel une démocratie en évolution a commencé à disparaître, et ce qui était considéré comme une grande victoire militaire s'est transformé en calice empoisonné.
L'une des manifestations de cette érosion regrettable des valeurs démocratiques a résidé dans la «délégitimation» constante par les responsables gouvernementaux de ceux qui s'opposent à l'occupation israélienne de la Cisjordanie et au blocus de Gaza, dans le but de les faire taire – une situation qui s’exacerbe lorsque les citoyens israéliens soutiennent le boycott international des colonies juives de Cisjordanie.
La semaine dernière, la ministre de l'Éducation, Yifat Shasha-Biton, a approuvé une décision prise dans les derniers jours du gouvernement précédent par son prédécesseur, Yoav Gallant: ne pas décerner le prix Israël à Oded Goldreich, professeur de mathématiques et d'informatique à l'Institut Weizmann. Sa décision n'est pas issue d'un désaccord avec le comité indépendant qui a décidé de lui décerner le prix pour ses réalisations scientifiques exceptionnelles, mais elle est liée à ses opinions politiques.
Aussi décevante que soit la décision de Gallant, elle n'est pas surprenante si l'on se penche sur son passé militaire, avant qu’elle n’embrasse la carrière politique, et si l’on considère son approche militante de droite en tant que ministre du Likoud.
Apparemment, l'approbation par Shasha-Biton de cet acte antidémocratique semble un peu plus étonnante: elle était universitaire avant de devenir politicienne et – peut-être naïvement – on aurait pu s'attendre à ce qu'elle donne la priorité à la liberté d'expression sur ses propres opinions politiques. Hélas, ce ne fut pas le cas. Elle appartient à l'un des partis de droite du gouvernement dit du «changement» qui, en ce qui concerne le conflit israélo-palestinien, est pratiquement une copie idéologique conforme des précédentes administrations Netanyahou.
Il est incontestable que Goldreich, chercheur de premier plan dans l'une des institutions scientifiques les plus prestigieuses d'Israël, est un expert de renommée mondiale en cryptographie et en théorie de la complexité computationnelle. Il a reçu le prestigieux prix Knuth en 2017 pour sa contribution exceptionnelle aux fondements de l'informatique. Tous ses collègues, qu’ils travaillent en Israël ou dans le monde entier, s’accordent à reconnaître qu’il mérite amplement le prix Israël en raison des décennies de réalisations scientifiques exceptionnelles qu’il a effectuées son domaine. Ces dernières ont apporté «une contribution significative aux avancées de la science et à l'expansion des connaissances au profit de de l'humanité».
Cette distinction ne disparaîtra pas avec Shasha-Biton ou Gallant, qui représentent le camp pro-occupation en Israël. Pour eux, l'opposition active de Goldreich à l'occupation et le soutien qu’il a apporté à un boycott universitaire international de l'université Ariel en raison de son emplacement en Cisjordanie occupée mérite de l'exclure de toute reconnaissance de l'État.
Shasha-Biton et ses alliés politiques ont parfaitement le droit de ne pas être d'accord avec les opinions politiques de Goldreich. Cependant, comment le pays peut-il confier l'éducation des générations futures à des politiciens qui se soucient davantage d'apaiser leur base populaire politique en dénigrant et en bannissant ceux qui s'y opposent politiquement, ou demeurent totalement inconscients du fait que la qualité d'un système démocratique dépend de la façon dont il prend en compte tous les points de vue, y compris ceux qui sont diamétralement opposés?
L’insécurité sous-jacente de la droite contribue également à expliquer cette brutalité dont elle fait preuve contre ses opposants. Moins ses propres arguments sont convaincants, plus elle tente de les éliminer politiquement.
Ceux qui pensent comme Goldreich sont peu nombreux. Même le camp de la paix, plus doux, en Israël, recueille peu de soutien et a très peu d'impact sur le discours actuel dans le pays. Il n'y a pratiquement aucune pression croissante pour s'engager dans un processus de paix ou pour arrêter l'expansion incontrôlée des colonies juives et améliorer le traitement que les colons et l'armée réservent aux Palestiniens. Et pourtant, la nécessité de punir politiquement, de délégitimer l'opposition à l'occupation et de bloquer le chemin de la paix est néanmoins ancrée dans l'aile droite d'Israël.
Il n'est pas nécessaire de soutenir le mouvement Boycott, désinvestissement et sanctions (campagne qui vise au boycott d’Israël, NDLR) pour comprendre que, s'il contient des éléments peu recommandables et qu’il n'acceptera aucun État juif sous quelque forme que ce soit, il constitue également d'une réponse désespérée à l'impasse dans laquelle se trouve la promotion d'un solution juste et équitable susceptible de reconnaître les droits des Palestiniens à l'autodétermination.
Il existe un argument légitime, dans ces circonstances, pour boycotter les colonies juives de Cisjordanie qui sont illégales en vertu du droit international, ce que ceux de droite sont en droit de contester. Cependant, le cœur du problème n'est pas nécessairement le bien-fondé du boycott en tant que tel, mais plutôt le droit de le soutenir dans le cadre d'un débat légitime au sein de la société israélienne.
Le système démocratique israélien est fragile en raison de sa conception même; priver des millions de Palestiniens de leurs droits fondamentaux aggrave cet état de fait.
Yossi Mekelberg
Le système démocratique israélien est fragile en raison de sa conception même; le fait de priver des millions de Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza de leurs droits humains et politiques fondamentaux aggrave cet état de fait.
Il existe un réel danger: ceux qui soutiennent le maintien de la situation actuelle ad vitam aeternam pourraient devenir de plus en plus défensifs et agressifs dans leur tentative de faire taire les voix dissidentes chez eux. Avec une telle attitude, ils pourraient saper le système démocratique au point de le détruire. C'est pourquoi le cas du professeur Goldreich devrait tous nous inquiéter profondément.
Yossi Mekelberg est professeur de relations internationales et membre associé du programme Mena à Chatham House. Il contribue régulièrement à la presse écrite et électronique internationale.
Twitter: @YMekelberg
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com