La saoudisation dans l’industrie, des résultats inespérés

Des ingénieurs travaillent dans une usine de Saudi Aramco, en Arabie saoudite, le 19 décembre 2016. (Photo, Saudi Aramco via AFP)
Des ingénieurs travaillent dans une usine de Saudi Aramco, en Arabie saoudite, le 19 décembre 2016. (Photo, Saudi Aramco via AFP)
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Publié le Jeudi 25 novembre 2021

La saoudisation dans l’industrie, des résultats inespérés

La saoudisation dans l’industrie, des résultats inespérés
  • La notion de «saoudisation» est toujours un peu compliquée à saisir pour un Occidental car nous avons encore beaucoup de préjugés sur les sociétés du Golfe
  • Un groupe d’étudiants de MBA de l’université du golfe Arabique a réalisé en 2019 une vaste enquête qui portait sur des employés des plus grandes industries pétrolière et chimiques du pays

La notion de «saoudisation» est toujours un peu compliquée à saisir pour un Occidental car nous avons encore beaucoup de préjugés sur les sociétés du Golfe. Même lorsque nous y vivons, nous avons beaucoup de mal à concevoir l’ampleur du changement qui a été réalisé en termes socioprofessionnels en quelques années.

La «saoudisation», qui vise au remplacement de la main d’œuvre étrangère par des salariés nationaux, est un terme ancien. Il date du 4e plan de développement de l’Arabie saoudite, qui porte sur la période 1985-1989. Déjà, à l’époque, il était question de faire participer davantage les nationaux à l’activité économique du Royaume et notamment au secteur privé. Il faudra toutefois attendre plusieurs décennies avant que le virage ne soit pris définitivement, avec notamment la bascule de 2018, où, pour la première fois, davantage de Saoudiens étaient salariés dans le secteur privé que dans le secteur public.

Cette proportion atteignait, en 2020, 54% de Saoudiens salariés qui travaillent dans le privé, contre 46% dans le public, ce qui montre que cette transformation radicale est à l’œuvre et s’avère durable. En ce qui concerne l’emploi féminin, le prochain défi du Royaume, le taux d’emploi était passé de 17% en 2017 à 26 % en 2020, signe que les choses étaient en train de changer.

C’est toutefois dans les plus grosses industries du pays que la saoudisation s’avère la plus spectaculaire. À titre d’exemple, le géant pétrolier Saudi Aramco (qui compte 60 000 salariés) et sa filiale chimique Sabic (40 000 salariés) affichent des taux d’employés nationaux de près de 90% en 2021. Autrement dit, le fer de lance de l’économie saoudienne est tenu par des Saoudiens, sans que personne ne s’en rende compte, notamment parmi les observateurs extérieurs. Peut-être est-ce, en définitive, la plus grande victoire de cette politique volontariste du gouvernement: la saoudisation se passe sans heurts particuliers en termes de performance économique.

Elle est d’ailleurs accompagnée d’efforts sans précédent en termes de formation. On pense notamment à l’annonce de l’ancien PDG de Sabic, en 2015, qui proposait le lancement d’un centre de formation capable d’accueillir 5 000 jeunes Saoudiens dans le but de les intégrer ensuite dans l’entreprise.

Un groupe d’étudiants de MBA (Master of Business Administration, ou maîtrise en administration des affaires, NDLR) de l’université du golfe Arabique a réalisé en 2019 une vaste enquête qui portait sur des employés des plus grandes industries pétrolière et chimiques du pays.

Parmi les salariés interrogés par ces étudiants, on note qu’il y a 78,8% de Saoudiens, que 81% ont moins de 35 ans et qu’ils sont plutôt diplômés, puisque 73,8% sont titulaires d’une licence au moins.

Il semble que les opportunités ouvertes par la saoudisation et les formations qui y sont liées ne soient pas suffisamment identifiées par les employés; ces derniers semblent également moins s’y retrouver en termes d’horaires de travail.

Lorsque l’on interroge ces salariés sur la saoudisation, 37% d’entre eux déclarent qu’elle a eu un impact positif sur leur environnement de travail, 32,5% des retombées positives sur la société et 12,5% des effets sur les performances de l’entreprise.

Les étudiants ont ensuite posé une série de questions aux employés et au managers afin de savoir si leur perception de la saoudisation et des programmes de formation offerts par leurs entreprises étaient les mêmes. Ils ont relevé l’écart parfois spectaculaire entre les différentes réponses. Ainsi, si les deux catégories reconnaissent de façon équivalente que les programmes de formation augmentent leur performance au travail, cela n’est pas le cas en ce qui concerne les opportunités d’évolution de carrière; les managers répondent qu’elles sont plus nombreuses qu’avant à 94%, contre 59% pour les employés. De même, si employés et managers estiment dans des proportions équivalentes que la politique pratiquée par leur entreprise les incite à y rester, 83% des cadres et seulement 59% des employés estiment que l’échelon exécutif de l’entreprise leur donne des objectifs clairs.

On retrouve un écart similaire entre employés et managers lorsque la question des horaires de travail est posée: une différence de 30 points entre les deux échelons, ce qui signifie qu’il y a un problème de perception et d’alignement des conditions de travail entre les managers et les employés.

Il existe cependant des indicateurs qui montrent que les employés peuvent se révéler plus positifs que les managers. Il s’agit notamment de la fierté et de la satisfaction de travailler au sein de l’entreprise (l’enquête a été réalisée au sein des plus grandes entreprises industrielles saoudiennes): 89% des employés tirent une fierté personnelle du fait d’en faire partie, contre 83% des managers. Enfin, lorsqu’on les interroge sur leur encadrement direct, autrement dit leur «N+1», employés et managers répondent qu’ils se sentent bien considérés, à 86 et 89%, tout en reconnaissant à 75% qu’il existe des opportunités d’évolution professionnelles au sein de l’entreprise.

La saoudisation s’est donc déroulée sans réelle encombre dans le secteur de l’industrie et de la chimie, qui sont stratégiques pour le Royaume.

Ces données montrent plusieurs choses. D’abord que la saoudisation, qui s’est déroulée en un temps record, semble tout à fait assimilée par les salariés des entreprises industrielles interrogés. On note toutefois, et il faudra y prendre garde, que les consignes qui viennent de l’échelon exécutif ne parviennent pas de façon suffisamment claire au bas de l’échelle salariale. Ainsi, il semble que les opportunités ouvertes par la saoudisation et les formations qui y sont liées ne soient pas suffisamment identifiées par les employés; ces derniers semblent également moins s’y retrouver en termes d’horaires de travail.

Pour autant, la situation est loin d’être dramatique. Les scores relevés sont plutôt élevés et révèlent l’enthousiasme de l’échantillon de personnes interrogées, souvent très jeunes et donc pleines de légitimes ambitions. L’indicateur relatif à la fierté de travailler pour une entreprise privée est le plus intéressant. Il montre qu’il n’y a pas de véritable amertume à occuper des postes qui ne sont pas socialement aussi valorisants que ceux que pouvaient occuper leurs parents.

La saoudisation s’est donc déroulée sans réelle encombre dans le secteur de l’industrie et de la chimie, qui sont stratégiques pour le Royaume. En termes de management, cette étude montre cependant que quelques efforts devront être réalisés dans le domaine de la communication entre l’échelon exécutif et l’échelon opérationnel afin de combler la fracture observée, notamment en ce qui concerne la compréhension des consignes, de la stratégie de l’entreprise et, surtout, des possibilités d’évolution de carrière offertes. Il en va d’un aspect essentiel de l’Arabie saoudite, qui joue, plus que tout autre pays, sur le succès des réformes en cours: le maintien d’un haut degré de confiance en l’avenir.

 

Arnaud Lacheret est Docteur en science politique, Associate Professor à l’Arabian Gulf University de Bahreïn où il dirige la French Arabian Business School, partenaire de l’Essec dans le Golfe.

Ses derniers livres : « Femmes, musulmanes, cadres... Une intégration à la française » et « La femme est l’avenir du Golfe » parus aux éditions Le Bord de l’Eau.

TWITTER:  @LacheretArnaud

NDLR : Les opinions exprimées dans cette rubrique par leurs auteurs sont personnelles, et ne reflètent pas nécessairement le point de vue d’Arab News.